(…) si en effet j'assume la charge des choses et des êtres dont je réponds, c'est dans la mesure où je m'en sens chargé, c'est-à-dire où j'en reçois la charge. Il n'est pas de responsabilité authentique sans la conscience d'une mission confiée, d'un pouvoir légitimé par une délégation qui peut d'ailleurs rester virtuelle (de la part de mon pays, d'une communauté, de l'humanité toute entière). L'acte responsable se distingue de l'acte gratuit et mieux encore du pari stupide — qui est pour rien, pour rire, pour personne — par ce sacre, cette onction que la valeur confère à l'action et par la prise qu'elle exerce sur moi et à laquelle je réponds. C'est par ce biais de la valeur légitimante que je puis être non seulement responsable de…, mais responsable devant… ; car la valeur, dans la situation historique périlleuse où je l'appréhende, est le lien transpersonnel d'un groupe d'hommes auquel je me dévoue. Je suis responsable devant ceux qui m'envoient en quelque sorte en mission, — devant ceux en particulier qu'une certaine différenciation sociale érige en gardiens particulièrement vigilants de ces valeurs menacées et militantes ; c'est dans cette légitimation de ma responsabilité qu'est inscrite la possibilité de principe d'un jugement prononcé sur mon action, du blâme et de l'approbation, bref de la sanction : il suffit que mon juge ait été en quelque façon consacré garant de ces valeurs dont je suis le militant. Si donc je puis être responsable devant…, c'est d'abord parce que ma souveraineté a pour mesure un ordre de valeurs qui l'a motivée ou qui devrait la motiver.

Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l'Involontaire [1950], Paris, Essais Points, 2009, p. 113.