(…) et c'était là, au complexe 39, que les différentes parties étaient assemblées dans un édifice en forme de cube gigantesque, le Vehicle Assembly Building, haut de 158 mètres, un bâtiment à peu près aussi grand que le Merchandise Mart de Chicago posé par-dessus le Pentagone. Couvrant une superficie de 3,2 hectares, occupant un volume de 3 612 000 mètres cubes, le Vehicle Assembly Building était une construction sans fenêtres, décorée de l'extérieur au moyen d'énormes rectangles concentriques gris-vert et gris-anthracite, gris ivoire et gris-bleu ; on aurait dit un bloc de bois peint par un sculpteur, mais comme il avait plus de cinquante étages, il faisait penser aussi aux murs d'un grand magasin de banlieue gargantuesque édifié par un architecte à l'esprit dérangé. Si c'était par son volume le plus grand édifice du monde, le Vehicle Assembly Building, comme on le voyait planté sur l'étendue des marais comblés du Cap, devait être un candidat bien placé pour l'édifice le plus laid du monde. D'où qu'on l'approchât, c'était le plus beau spécimen de fongoïde architectural.
Toutefois, dès qu'on pénétrait à l'intérieur, c'était peut-être un des plus beaux édifices du monde. Érigé pour permettre l'assemblage simultané de quatre véhicules Saturne Apollo à destination de la Lune, il était donc assez ouvert afin de laisser assez d'espace pour manœuvrer à des grues qui plongeait par quatre énormes baies, chacune de ces niches assez hautes pour abriter la fusée toute entière (laquelle avait la auteur de trente-six étages). Comme celle-ci à son tour reposait sur un transporteur, appelé un Rampant, d'une certaine taille lui aussi, les portes des quatre baies avaient donc chacune plus de quarante étages et elles étaient assez hautes et assez larges, affirmait-on, pour laisser passer entre leurs vantaux l'immeuble des Nations unies ou la statue de la Liberté. Pourtant, malgré ses dimensions, le V A B n'avait à l'intérieur aucune décoration, c'était plutôt un véritable chantier naval, un assemblage de poutres d'acier supportant des planchers entiers qu'on pouvait monter et descendre, pour pouvoir ensuite les faire coulisser comme les tiroirs d'un bureau d'acier permettant d'entourer chaque fusée de plate-formes de travail. Comme certaines des ces plates-formes ajustables comprenaient trois étages entiers, l'intérieur du V A B était un ensemble complexe de constructions à l'intérieur de constructions, avec des édifices entiers suspendus à dix, vingt et trente étages au-dessus du sol. Comme les côtés étaient généralement ouverts, des plates-formes on pouvait regarder d'autres constellations de poutres et d'édifices qui s'élevaient à l'intérieur de l'édifice et si haut que l'on fût, on pouvait toujours voir le plancher du V A B, parfois quarante étages plus bas. Un détail toutefois : on était toujours à l'intérieur d'un espace clos, et à l'intérieur du bâtiment, la lumiegravere fournie par des panneaux translucides s'élevant du plancher jusqu'au plafond était bien pâle, à peine plus forte que la lumière à l'intérieur d'un église ou d'une vieille gare de chemin de fer. On perdait donc tout sentiment de se trouver dans un cadre familier : on aurait pu être tout en haut dans la charpente d'un pont construit sous le dôme de quelque énorme cité souterraine en cours de construction, ou bien sur l'échafaudage de quelque cathédrale inachevée mais monumentale, magnifique dans cette pénombre, dans cet enchevêtrement fumeux de structures entassées, de largeurs et de vestiges et de volumes d'espace vide sous un plafond, avec le spectacle provocant d'immenses fusées dissimulées derrière le réseau de plates-formes de travail. On ne savait pas toujours si l'on était sur son plancher, une plate-forme, un pont, un élément permanent ou éphémère de cet énorme tissu de poutres métalliques sans cesse en mouvement, de passerelles suspendues et de grues. On avait l'impression d'être derrière la scène d'un opéra, la vue était aussi complexe : mais depuis le plancher on apercevait le plafond et le plafond était à plus de cinquante étages de haut. Regarder des étages supérieurs de la fusée, ou du niveau le plus élevé où s'installerait l'équipage, c'était s'exposer à étudier l'ampleur de son propre vertige. En bas, en bas, à perte d'âme, tout en bas, au bout d'une interminable chute se trouvait le plancher de l'édifice, quarante étages en dessous. Le souffle qu'on retrouvait dans sa poitrine remontait du fond de l'abîme. Et dans un coin du plancher, comme un timbre au bord d'une grande enveloppe, il y avait un carré délimité par un cordon de plusieurs centaines de touristes béants devants les grues jaunes et les poutrelles grises couleur de cuirassé.

Norman Mailer, Bivouac sur la lune [1969, 1970], trad. Jean Rosenthal, Paris, Pavillon poche Robert Laffont, 1971, 2009, p. 80-82.