Le travail de construction de l'œuvre sensible par lequel se produit cette métamorphose déborde aussi bien l'artiste que le regardeur. Chez Duchamp, l'artiste n'est ainsi jamais "pleinement conscient" de son activité : il y a toujours un écart entre ce qu'il avait projeté intentionnellement et ce qu'il réalise effectivement, et il ne peut jamais contrôler les effets qu'il produit sur le regardeur, car celui-ci, à son tour, intervient activement dans le processus en déchiffrant et en interprétant l'activité de l'artiste et ce qu'elle produit. Le transfert de subjectivation entre l'artiste et le regardeur opère une "osmose", une "transsubstantiation", une "transmutation", termes qui désignent le passage d'une substance à une autre et, chez Duchamp, le passage d'un mode de subjectivation à un autre. L'artiste-médium, en se branchant et en nous branchant sur des forces qui nous dépassent, ne produit pas un objet ; mais une série de relations, d'intensités et d'affects qui constituent autant de vecteurs de subjectivation. Plus que l'objet ou l'œuvre, ce sont les transformations "incorporelles" opérées par le processus créatif (les transsubstantiations des matériaux inertes utilisés), et affectant à la fois la subjectivité de l'artiste et celle du public, qui intéressent Duchamp. Le processus créatif est un acte esthétique au sens où il déplace et reconfigure le champ de l'expérience possible et constitue un dispositif de fabrication d'un nouveau sensible et d'une nouvelle "matière grise".
Ce que Duchamp énonce ici, ce sont aussi les conditions et les effets qui caractérisent une rupture politique, une démobilisation qui à la fois suspend les relations de pouvoir établies et ouvre l'espace du processus de construction d'une nouvelle subjectivité. Mais toujours à partir d'un refus, d'une rupture.
L'art contemporain, au contraire, sans refus du travail à la fois artistique et salarié, devient une proie facile du capital. Il se transforme même en ressource d'esthétisation de la consommation et de tout genre de relation de pouvoir.
Maurizio Lazzarato, Marcel Duchamp et le refus du travail, Paris, Les prairies ordinaires, 2014, p. 44-45.