Le tableau n'existe que pour celui qui le regarde, au moment où il regarde, dans les conditions dans lesquelles il le regarde, en intégrant non seulement ce qui appartient à sa vie, mais les changements qu'il est susceptible d'y introduire, ne fût-ce qu'un court instant. Ce temps là, cette expérience-là, sont bien plus importants que le tableau dans sa matérialité. Faites-en une planche à repasser, comme le suggéraient Duchamp et Goodman, s'agit-il encore d'un tableau ? Du coup, la vision que j'esquisse permet de réinstaller les "œuvres d'art", reconnues et cataloguées comme telles, dans des contextes d'usage, là où l'idéologie traditionnelle de l'art les en avait détachées. Elle pointe aussi vers une reconception qui consisterait à appeler "art", non pas tel ou tel objet, ni œuvre tel ou tel tableau, telle ou telle inscription, mais l'expérience qui intègre les différentes composantes d'un moment faisant fondamentalement appel à des interactions[1].
Un tel "art" entre certes dans l'histoire des hommes, il n'en est pas détaché, bien au contraire, et d'une certaine manière, il en témoigne ; peut-être pourrait-il même contribuer à la changer, puisqu'il s'insère pleinement dans des contextes d'existence individuelle et sociale[2]. Sinon que par rapport à une histoire dont il serait la mémoire ou à une histoire dont il tisserait ou épouserait les fils, le divorce est consommé. Le temps de l'art n'est qu'en apparence celui de l'histoire, et quant à celui-ci, qu'il s'agisse de l'histoire globale ou de l'histoire de l'art, nous savons désormais quelle en est la part de fiction. En revanche, il y a sans doute dans une autre socialité et un autre temps que ceux qui semblaient en découler. Cette socialité et ce temps offrent plus de prise à la contingence. Les pratiques artistiques participent de ce temps et de cette socialité, même si nos habitudes, le concept d'œuvre et les schémas que nous avons hérités de l'art autonome, contribuent à nous le masquer. Un tel divorce ne signifie pas, on l'aura compris, que l'art et l'histoire soient finis. Bien au contraire, à contre-courant des théories de l'art après la fin de l'art, le temps dont il est question ici demeure fondamentalement ouvert, dans la mesure où il échappe aussi bien à quelque téléologie que ce soit qu'à toute clôture. Sa contingence lui apporte cette garantie. La fin de l'art comme celle de l'histoire ne sont que les derniers épisodes d'un malentendu, celui qui s'attache précisément à l'histoire ou au temps lorsqu'on les prive de leur contingence et qu'on y introduit, tout comme dans l'art et dans les œuvres, la dimension fantasmatique de l'accomplissement.
Jean-Pierre Cometti, La nouvelle aura, Économies de l'art et de la culture, Paris, Questions théoriques, collection Saggio Casino, 2016, p. 84-85.
[1] Voir à nouveau John Dewey, L'Art comme expérience, op. cit.
[2] C'était, entre autres, la conviction d'Herbert Marcuse dans ses écrits de la période américaine : Vers la libération, trad. fr. J.-B. Grasset, Les Éditions de Minuit, 1969 ; Contre-révolution et révolte, trad. fr. D. Coste, Le Seuil, 1973 ; La Dimension esthétique, pour une critique de l'esthétique marxiste, trad. fr. D. Coste, Le Seuil, 1979.