Comme je vous l'ai dit : voilà ce qu'est l'unité de l'art, cette maison, cette église, cet hôtel de ville, construits et décorés par les efforts harmonieux d'un peuple libre. Il est impossible à un homme seul d'y parvenir, aussi doué soit-il. Supposons même que son maître d'œuvre ou son architecte soit un grand peintre et un grand sculpteur, un ferronnier, un mosaïste, un tisseur et un artisan hors pair — bien qu'il soit capable de concevoir toutes ces choses, il ne peut les exécuter, et un peu de son génie doit se retrouver chez les autres membres du grand corps qui érige l'œuvre complète : des millions de coups de marteau et de ciseau, de gouge, de pinceau, de navette sont enchâssés dans cette œuvre d'art, et dans chacun d'entre eux il y a soit l'intelligence d'aider le maître ou la bêtise de le contrecarrer désespérément. Les maçons, qui jour après jour font leur part de gravats et de pierres de taille, peuvent l'aider à combler les âmes de ceux qui viendront contempler l'ouvrage, ou bien ils sont à même de faire de son plan sur le papier quelque chose de fou ou ridicule. Eux et tous les ouvriers qui participent à cet ouvrage apporteront cette touche de désastre malgré le puissant génie du maître, à moins qu'ils n'aient l'instinct de la tradition intelligente ; le cas échéant, toute la prétention artistique qu'ils pourront y mettre sera vaine. Mais s'ils travaillent en s'appuyant sur la tradition intelligente, leur ouvrage sera l'expression de leur coopération harmonieuse et du plaisir qu'ils y ont pris. Aucune intelligence, même de la plus basse espèce qui soit, n'y a été écrasée ; au contraire, elle a été plutôt subordonnée et utilisée afin que personne, du maître au plus modeste ouvrier, ne puisse s'écrier : "C'est mon oeuvre", mais afin que chacun puisse dire sincèrement : "C'est notre œuvre". Essayez d'imaginer, si vous le pouvez, tout le plaisir que la production d'une telle œuvre d'art procurerait à tous ceux qui y ont contribué, même s'il a fallu des années et des années (car on ne saurait précipiter tel ouvrage), et une fois achevée, le plaisir pérennes des citoyens qui peuvent la contempler, l'utiliser et en prendre soin jour après jour, année après année.

William Morris, "L'art et l'artisanat d'aujourd'hui", in L'art et l'artisanat, trad. Thierry Gillyboeuf, Paris, éditions Payot&Rivages, 2011, p. 24-25.