Diderot se leva de nouveau pour aller à la fenêtre. Être un bridgeman une fois encore. C'est bon, ça. Il exultait en silence — construire un pont est encore une source d'allégresse, même dans un trou pourri comme Coca, un bled dont personne n'a jamais entendu parler. Le travail par excellence quand on est ingénieur. Il piétinait devant la baie vitrée, front brûlant maintenant collé à la vitre qui grésillait des lumières de la nuit comme du papier qui brûle, et déjà s'amusait à l'idée de déconcerter son entourage par trop prompt à le complimenter, à l'idée de déjouer son admiration bébête car, vraiment, il était désolé mais la symbolique de l'ouvrage — le trait d'union, le passage, le mouvement, blablabla — lui passait au-dessus de la tête, il s'en foutait éperdument : ce qui l'excitait, lui, c'était l'épopée technique, la réalisation des compétences individuelles au sein d'une mise en branle collective, ce qui le passionnait c'était la somme des décisions contenue dans une construction, la succession d'évènements courts rapportée à la permanence de l'ouvrage, à son inscription dans le temps. Ce qui le mettait en joie, c'était d'opérer la validation grandeur nature de milliers d'heures de calculs.

Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont, Paris, Verticales Gallimard, 2010, p. 69.