Le vieil Antonio sépare, de ses mains, un tison du foyer. Il le dépose au sol. "Regarde", me dit-il. Du rouge, le tison suit le chemin inverse du monsieur noir de l'histoire : orange, jaune, blanc, gris, noir. Il est encore chaud mais les mains cornées du vieil Antonio le saisissent et me le donnent. Je tente de faire comme si ça ne me brûlait pas, mais je le lâche presque aussitôt. Le vieil Antonio sourit et tousse, il le reprend par terre et le trempe dans une petite flaque d'eau de pluie, d'eau-nuit. À présent qu'il est refroidi, il me le tend à nouveau.
"Tiens… souviens-toi que le visage couvert de noir cache la lumière et la chaleur dont ce monde aura besoin", me dit-il et il continue à me regarder.
"Partons", ajoute-t-il en se relevant, et d'ajouter : "Cette nuit, le "queue-blanche" ne viendra pas, il n'y a pas de traces."
Comme je fais mine de vouloir éteindre le feu, le vieil Antonio me dit, la besace déjà à l'épaule et la pétoire à la main : "Laisse… avec ce froid, même la nuit apprécie un peu de chaleur…"
Nous sommes partis tous les deux, en silence. Il pleuvait et c'est vrai qu'il faisait froid…
Une autre nuit, une autre pluie, un autre froid. 17 novembre 1993. Dixième anniversaire de la formation de l'EZLN. L'état-major zapatiste se regroupe autour du feu. Les plans généraux sont déjà tracés, et certains détails tactiques bien avancés. Les troupes ont été dormir, seuls les officiers du grade de major restent éveillés. Le vieil Antonio est là aussi, c'est le seul à pouvoir passer tous les piquets zapatistes et entrer partout sans que personne ose lui interdire. La réunion formelle est terminée et à présent, dans les blagues et les anecdotes, on fait des plans et des rêves. Arrive le sujet des visages couverts, est-ce que ce sera des foulards, des masques, des loups. Ils se tournent vers moi.
"Des passe-montagnes", leur dis-je.
"Et les femmes, avec nos longs cheveux, comment allons-nous faire ?", demanda en protestant Ana María.
"Qu'elles se les coupent, les cheveux", dit Alfredo.
"Non, voyons ! Comment peux-tu penser ça ? Moi je dis que les femmes doivent même porter des jupes", dit Josué.
"Et ta grand-mère, elle portera des jupes ?", répond Ana María.
Moisés regarde le toit en silence et interrompe la discussion :
"Et de quelle couleur, les passe-montagnes ?"
"Marron… comme la casquette", dit Rolando. Un autre dit vert. Le vieil Antonio me fait signe et je m'écarte du groupe. "Tu as le tison de l'autre soir ?", me demande-t-il. "Oui, dans mon sac", répondis-je. "Va le chercher", me dit-il et il se dirige vers le groupe autour du feu. Lorsque je reviens avec le tison, ils se tiennent tous en silence autour de la flambée, le vieil Antonio regardant fixement le feu, comme lors de la nuit du cerf "queue-blanche". "Le voilà", lui dis-je plaçant le noir tison entre ses mains. Le vieil Antonio me regarde fixement et me demande : "Tu te souviens ?" J'acquiesce en silence. Le vieil Antonio place le tison au beau milieu du feu. Gris d'abord, puis blanc, jeune, orange, rouge, feu. Le tison est à présent feu et lumière. Le vieil Antonio me regarde à nouveau et s'en va dans le brouillard. Nous restons tous à regarder le tison, le feu, la lumière.
"Noirs", dis-je.
"Quoi ?", demande Ana María.
Je répète, sans cesser de regarder le feu : "Noirs, les passe-montagnes seront noirs…"
Personne ne s'y oppose.
Sous-commandant Insurgé Marcos, La longue traversée de la douleur à l'espoir, À l'occasion du dixième anniversaire de La Jordana, in Sous-commandant Marcos, Ya basta !, Les insurgés zapatistes racontent un an de révolte au Chiapas, tome 1, trad. Anatole Muchnick et Marina Urquidi, Paris, éditions Dagorno, 1996, p. 446-447.