La dispersion des récits indique déjà celle du mémorable. En fait, la mémoire, c'est l'anti-musée : elle n'est pas localisable. Il en sort des éclats dans les légendes. Les objets aussi, et les mots, sont creux. Un passé y dort, comme dans les gestes quotidiens du marcher, du manger, du coucher, où sommeillent des révolutions anciennes. Le souvenir est seulement un prince charmant de passage, qui réveille, un moment, les Belle-eu-bois-dormant de nos histoires sans paroles. "Ici, c'était une boulangerie" ; "c'est là qu'habitait la mère Dupuis". Frappe ici le fait que les lieux vécus sont comme des présences d'absences. Ce qui se montre désigne ce qui n'est plus : "vous voyez, ici il y avait…", mais cela ne se voit plus. Les démonstratifs disent du visible ses invisibles identités : c'est la définition même du lieu, en effet, que d'être ces séries de déplacements et d'effets entre les strates morcelées qui le composent et de jouer sur ces mouvantes épaisseurs.
Michel de Certeau, L'invention du quotidien, 1. arts de faire, Paris, Folio essais Gallimard, 1990, p. 162.