Lord Clyde-Fox secoua une nouvelle fois sa chaussure dans l'air, la remit à son pied, ôta l'autre.
— OK, Clyde-Fox. Mais vos chaussures ? Vous les videz ?
— Non, Radstock, je les contrôle.
L'homme de Cuba lança une phrase en espagnol, qui semblait dire qu'il en avait assez et se tirait. Le lord lui adressa un signe de main indifférent.
— À votre avis, reprit Clyde-Fox, que peut-on mettre dans des chaussures ?
— Des pieds, intervint Estalère.
— Exactement, dit Clyde-Fox en lançant un regard approbateur au jeune brigadier. Et mieux vaut vérifier que ce sont vos propres pieds qui sont dans vos propres chaussures. Radstock, si vous m'éclairiez avec la lampe torche, je pourrais peut-être en finir avec ce truc.
— Que voulez-vous que je vous dise ?
— Si vous voyez quelque chose dedans.
Pendant que Clyde-Fox tenait haut ses chaussures, Radstock en inspecta méthodiquement l'intérieur. Adamsberg, oublié, tournait à pas lent autour d'eux. Il imaginait ce gars en train de mastiquer son armoire bout par bout pendant des mois. Il se demandait s'il préférait manger une armoire ou bien un avion, ou les photos de sa mère. Ou autre chose ? Autre chose qui dessinerait un nouveau morceau du continent inconnu de la démence décrit par le surintendant.
— Rien, dit Radstock.
— Vous êtes formel ?
— Oui.
— Bien, dit Clyde-Fox en se rechaussant. Sale histoire. Faites votre job, Radstock, allez voir ça. À l'entrée. C'est un tas de vieilles chaussures posées sur le trottoir. Préparez votre âme. Il y en a une vingtaine peut-être, vous ne pouvez pas les manquer.
— Ce n'est pas mon job, Clyde-Fox.
— Bien sûr que si. Elles sont alignées avec soin, les pointes dirigées vers le cimetière, comme si elles voulaient entrer là-dedans. Je vous parle évidemment de la vieille grille principale.
— Le vieux cimetière est surveillé la nuit. Fermé pour les hommes et pour les chaussures des hommes.
— Eh bien elles veulent entrer tout de même, et toute leur attitude est déplaisante. Allez les regarder, faites votre job.
— Clyde-Fox, je me fous que vos vieilles chaussures veuillent entrer là-dedans.
— Vous avez tord, Radstock. Parce qu'il y a les pieds dedans.
Il y eut un silence, une onde de choc désagréable. Une petite plainte sortit de la gorge d'Estalère, Danglard serra les bras. Adamsberg arrêta sa marche et leva la tête.
— Merde, chuchota Danglard.
— Qu'est-ce qu'il dit ?
— Il dit que de vieilles chaussures veulent entrer dans l'ancien cimetière. Il dit que Radstock a tord de ne pas aller voir, parce qu'il y a les pieds dedans.
— C'est bon, Denglarde, coupa Radstock. Il est bourré. C'est bon, Clyde-Fox, vous êtes bourré. Rentrez chez vous.
— Il y a les pieds dedans, Radstock, répéta le lord d'une voix posée, pour bien indiquer qu'il était stable sur sa ligne de crête. Tranchés à hauteur des chevilles. Et ces pieds essaient d'entrer là-dedans.
— OK, ils essaient d'entrer.
À présent, lord Clyde-Fox se recoiffait avec soin, signal de son départ imminent. Avoir confié son problème semblait l'avoir ramené à la vie normale.
— Tablez sur des chaussures assez vieilles, ajouta-t-il, vingt ou quinze ans d'âge peut-être. Des hommes, des femmes.
— Mais les pieds ? demanda Danglard avec discrétion. Les pieds sont à l'état de squelette ?
— Let down. Il est bourré, Denglarde.
— Non, dit Clyde-Fox en rangeant son peigne et ignorant le surintendant. Les pied sont presque intacts.
— Et ils essaient d'entrer là-dedans, acheva Radstock.
— Précisément, old man.
Fred Vargas, Un lieu incertain, Paris, éditions Viviane Hamy, 2008, p. 18-20.