La vitesse a pour effet, en intégrant l'espace-temps, de ramener le monde à deux dimensions, à une image, elle tient quitte de son relief et de son devenir, elle rend en quelque sorte à une immobilité sublime et à une contemplation. "Le mouvement, dit Schelling, n'est que la recherche du repos." Au delà de cent kilomètres-heure, il y a présomption d'éternité (de névrose aussi peut-être). Cette sécurité d'un au-delà ou d'un en deçà du monde est l'aliment de l'euphorie automobile, qui n'a rien d'un tonus actif : c'est une satisfaction passive, mais dont le décor change continuellement.
Cette "euphorie dynamique" joue comme antithèse aux satisfactions statiques et immobilières de la famille et comme parenthèse à la réalité sociale. Joli Mai nous proposait ainsi la confession d'un homme entre des millions d'autres pour qui la voiture constitue ce no man's land entre le lieu de travail et la maison familiale, un vecteur vide de simple transport : "Je n'ai plus de bons moments, disait-il, qu'entre chez moi et le bureau. Je roule, je roule. Et encore : aujourd'hui je ne suis même plus heureux, il y a trop de circulation." Ainsi la voiture fait plus que s'opposer à la maison dans une quotidienneté dédoublée : elle est aussi une demeure, mais exceptionnelle, elle est une sphère close d'intimité, mais déliée des contraintes habituelles de l'intimité, douée d'une intense liberté formelle, d'une fonctionnalité vertigineuse. L'intimité du foyer est celle de l'involution dans la relation domestique et l'habitude. L'intimité de l'automobile est celle d'un métabolisme accéléré du temps et de l'espace, et c'est tout ensemble le lieu toujours possible de l'accident, où vient culminer dans un hasard, une chance parfois jamais réalisée, mais toujours imaginée, toujours involontairement assumée d'avance, cette intimité en soi-même, cette liberté formelle qui n'est jamais si belle que dans la mort. Un compromis extraordinaire est réalisé : celui d'être chez soi, et d'être de plus en plus loin de chez soi. La voiture est ainsi le centre d'une subjectivité nouvelle, dont la circonférence n'est nulle part, alors que la subjectivité du monde domestique est circonscrite.
Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard, 1968, p. 95.