"Toutes choses", dit encore l'artiste, "ont yeux humains et voix humaine[1]". Mais les traces de leur disparition, imprimées si fragilement sur les murs que nous contemplons, nous interrogent plus encore parce qu'en elles le temps a passé : "L'écho de siècles résumé en un souffle[2]".
Autant le pouvoir de la hantise métamorphose l'espace — donnant naissance à un lieu —, autant le pouvoir du lieu reconfigure la hantise elle-même. On ne peut plus dire, à ce moment, que le fantôme soit ceci ou cela, ici ou là ; mais on doit dire qu'il devient, ici et là, l'air même que nous respirons et que semblent dégager, comme une haleine particulière, les murs qui nous entourent.
"L'œuvre existe avant tout pour les yeux du lieu", écrit Parmiggiani d'un autre de ses travaux[3]. Et il précise encore l'idée mixte qu'il se fait du genius loci et de son parèdre, le genius deloci :
"L'espace qui entoure l'œuvre (lo spazio circonstante l'opera) est une partie physique de l'œuvre ; ce n'est pas un espace à l'intérieur duquel l'œuvre se situe, mais un espace qui est élément constitutif du travail. C'est pourquoi l'œuvre ne vit à son maximum que dans un espace particulier, car un espace particulier est un élément idéal et non interchangeable. Dans ses déplacements (nei suoi trasferimenti), l'œuvre devrait transporter avec elle l'espace même où elle est née (portare con sé là spazio stesso in cui è nata). Un travail vu à l'atelier n'est plus le même exposé dans un musée. L'espace rattache l'œuvre au monde, sans cet espace, l'œuvre est orpheline (senza questo spazio l'opera è orfana). L'œuvre est une créature vivante ; au contact d'espaces nouveaux, elle se fait lourde d'énigmes (si carica di interrogativi), elle s'altegravere, se transforme comme le visage d'un homme dans le temps[4]."
Delocazione, en ses multiples versions, ne serait-elle pas elle-même le "déplacement" répété, le voyage fantomatique du premier atelier, la maison en cendre noyée dans les grisailles du Pô ? Ce pourrait être, du moins, notre fable — notre passagère tentation — interprétative.
Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu, Air, poussière, empreinte, hantise, Paris, Les éditions de minuit, 2001, p. 142-143.
[1] C. Parmiggiani, Stella Sangue Spirito, éd. S. Crispo, trad. française en regard M.-L. Lentengre, E. Bozzini et A. Serra, Parme, Nuova Pratiche, 1995, p. 144-145.
[2] C. Parmiggiani, Dessins - Disegni, Marseille, CipM-Spectres familiers, 1995, non paginé.
[3] C. Parmiggiani, Ferro Mercurio Oro, Milan, Mazzotta, 1998, p. 11.
[4] C. Parmiggiani, Ferro Mercurio Oro, Milan, Mazzotta, 1998, p. 11.