Aujourd'hui, à l'époque de la domination accomplie de la forme de la marchandise sur tous les aspect de la vie sociale, qu'en est-il de l'imperceptible et insensée promesse de bonheur qui s'élançait vers nous, dans la pénombre des salles de cinéma, des jeunes filles gainées dans les collants Dim ? Jamais autant qu'aujourd'hui le corps humain — surtout le corps féminin — n'a été aussi massivement manipulé et, pour ainsi dire, imaginé de pied en cap par la technique de la publicité et de la production marchande : l'opacité des différences sexuelles a été démentie par le corps transsexuel, l'étrangeté incommunicable de la physis, singulière abolie par sa médiatisation spectaculaire, la mortalité du corps organique mise en doute par la promiscuité avec le corps sans organes de la marchandise, l'intimité de la vie érotique réfutée par la pornographie. Toutefois, le procès de la technicisation, au lieu d'investir matériellement le corps, visait la construction d'une sphère séparée qui n'avait pratiquement aucun point de contact avec lui : ce n'est pas le corps qui a été technicisé, mais son image. Ainsi le corps glorieux de la publicité est devenu le masque derrière lequel le corps humain fragile, menu, continue son existence précaire, et la splendeur géométrique des girls couvre les longues files des corps nus anonymes menés à la mort dans les lager ou les milliers de cadavres martyrisés par les carnages quotidiens sur les autoroutes.
S'approprier les transformations historiques de la nature humaine que le capitalisme veut confiner dans le spectacle, faire que l'image et le corps se fondent dans un espace où ils ne puissent plus être séparés et obtenir ainsi forgé en lui ce corps quelconque, dont la physis est la ressemblance — tel est le bien que l'humanité doit savoir arracher à la marchandise sur son déclin. La publicité et la pornographie, qui l'escortent vers sa tombe telles des pleureuses, sont les sages-femmes inconscientes des nouveaux corps de l'humanité.

Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1990, p. 53-55.