L'autre est un toi : telle est l'affirmation qui anime souterrainement la maxime de la justice aussi bien sous sa forme antique : neminem laedere, suum cuique tribuere, que sous sa forme kantienne : traiter la personne comme une fin et non comme un moyen. L'exigence de justice consiste donc, dans son principe, en un décentrement de perspective par lequel la perspective d'autrui — le besoin, la revendication d'autrui — équilibre ma perspective.
C'est ce décentrement que ma sensibilité éprouve différemment comme obligation et comme attrait.
D'un côté ce décentrement ne peut pas ne pas être une obligation : en effet ma propre vie est humiliée par les valeurs mises en jeu par les institutions et les structures que composent entre elles les exigences diverses des individus ; en dernier ressort c'est la valeur d'autrui qui humilie ma propre vie. Le sentiment d'être obligé par… exprime affectivement le dénivellement de valeur entre la valeur de ma vie et la valeur des communautés qui rendent possible sous toutes ses formes la vie d'autrui. L'obligation signifie que le décentrement de perspective que autrui inaugure est un dénivellement de valeur.
Mais ce sentiment tend à se dégrader en contrainte ; c'est à tort qu'on confond si aisément obligation et contrainte. L'obligation concerne une liberté. La contrainte est un aspect de l'esclavage. L'obligation motive ; la contrainte enchaîne ; elle concerne un vouloir inauthentique, une liberté aliénée ; peut-être figure-t-elle la plus redoutable des passions, la passion d'inertie dont nous avons repéré un autre affleurement, au niveau vital, dans le goût facile. Mais cette contrefaçon de l'obligation attire notre attention sur un aspect fondamental de l'obligation : la pression sociale tend vers sa limite inférieure dans la mesure où elle reste diffuse et anonyme et s'identifie au "On" sans visage des préjugés morts : "on" pense ainsi, "on" fait cela et "on" ne fait pas cela. L'obligation cesse d'être une contrainte quand les valeurs illustrées par les mœurs prennent le visage de quelqu'un, sont portées par l'élan de décisions vivantes, bref sont incarnées par des personnes authentiques. Bergson a apporté sur ce point dans Les deux Sources une contribution décisive en dépit des graves incertitudes que nous soulignerons par la suite ; il paraît bien que la contrainte des impératifs sociaux soit liés à leur anonymat.
Paul Ricœur, Philosophie de la volonté, 1. Le Volontaire et l'Involontaire [1950], Paris, Essais Points, 2009, p. 167-168.