J'arrivai enfin à la plus grande salle de l'Institut. C'était là que, dès le début du mal jaune, nous avions regroupé les effets personnels des défunts. J'entrai. Les tours n'avaient pas diminué de taille. Sous la lumière franche des spots, leur hauteur demeurait impressionnante. Les dessins à la craie s'étaient à peine estompés avec le temps. Çà et là, des débordements sauvages les franchissaient. Seule trace des dizaines de milliers de morts que nous avons eu à traiter. La concrétisation tangible de l'absence. Tout le reste était parti en fumée. évaporé entre le ciel et la terre. La sécheresse des chiffres ne disait elle-même plus rien. Il fallait se trouver au pied de ces pyramides de vêtements, de portefeuilles, de montres et de chapeaux pour prendre conscience du cauchemar que nous avions vécu. Je me promenais entre ces tours du silence, méditant sur la précarité de toute chose et en premier lieu celle de la chair, lorsque je tombai sur des traces. De celles que laissent derrière eux des pieds nus et humides. Je les suivis. Elles serpentaient entre les mamelons comme si elles recherchaient un endroit précis. Étaient-ce celles d'un fantôme venu récupérer ses habits ? Derrière un tas de vestes, j'avisai la silhouette d'une jeune femme. Elle ne ressemblait en rien à un spectre. Elle devait avoir vingt-cinq ans environ. Portait une blouse réglementaire, et ses cheveux bruns étaient noués en chignon. Ses sabots médicaux étaient posés à côté de ses pieds. Assise les jambes croisées sur un monticule d'écharpes, elle tenait entre ses mains un gros livre. Je parus surpris. Puis je fis quelques pas afin qu'elle m'aperçût et ne pensât pas que je l'espionnais. Elle ne me laissa pas le temps de lui poser une question.
Je suis stagiaire. Je profite de mon temps libre pour bosser mes cours.
Bruce Bégout, On ne dormira jamais, Paris, Allia, 2017, p. 223-224.