À cet égard, le vestiaire me fascine. Il fonctionne comme un sas et, tous les soirs, une métamorphose collective spectaculaire s'y produit. En un quart d'heure, dans une agitation fébrile, chacun entreprend de faire disparaître de son corps et de son allure les marques de la journée de travail. Rituel de nettoyage et de remise en état. On veut sortir propre. Mieux, élégant.
L'eau des quelques lavabos gicle en tous sens. Décrassage, savon, poudres, frottements énergiques, produits cosmétiques. Étrange chimie où s'incorpore encore des relents de sueur, des odeurs d'huile et de ferraille.
Progressivement, l'odeur des ateliers et de la fatigue s'atténue, cède la place à celle du nettoyage. Enfin, avec précaution, on déplie et en enfile le tenue civile : chemise immaculée, souvent une cravate. Oui, c'est un sas, entre l'atmosphère croupissante du despotisme de fabrique, et l'air théoriquement libre de la société civile. D'un côté, l'usine : saleté, vestes usées, combinaisons trop vastes, bleus tâchés, démarche traînante, humiliation d'ordres sans réplique ("Eh, toi !"). De l'autre, la ville : complet-veston, chaussures cirées, tenue droite et l'espoir d'être appelé "Monsieur".

Robert Linhart, L'établi, Paris, Les Éditions de Minuit, 1978/1981, p. 72.