La théorie de l'objectivité forte insiste sur le fait que les objets comme les sujets des pratiques de production de connaissance doivent être situés. Situer ne consiste pas à lister des qualificatifs ou à assigner des labels tels que la race, le sexe et la classe. La localisation n'est pas à la décontextualisation ce que le concret est à l'abstrait. La localisation est ce jeu toujours partial, toujours fini, toujours risqué entre le premier plan et l'arrière-plan, le texte et le contexte qui constitue finalement l'enquête critique en tant que telle. Plus que tout, la localisation n'est pas (auto)-évidente[1].
La localisation est aussi partiale dans le sens où l'on est pour un monde et non pour un autre. Il n'y a pas d'échappatoire à ce critère polluant de l'objectivité forte. Dans un magnifique article intitulé "Être allergique aux oignons : à propos du pouvoir, de la technologie et de la phénoménologie des conventions"[2], Susan Leigh Star explore la question du parti pris d'une façon plus accessible aux spécialistes de l'étude des sciences que le vocabulaire plus classiquement philosophique de Sandra Harding. Star est intéressée par les stratégies de prises de position dans le jeu d'enrôlement et de formation d'alliances qui constitue le quotidien de l'action technoscientifique. Elle se place d'un point de vue féministe et interactionniste et privilégie dans l'enquête le point de vue de ceux qui souffrent du traumatisme de ne pas être comme tout le monde. Ne pas être conforme au standard est un autre type de transparence ou d'invisibilité ; Star cherche à voir si le fait d'expérimenter une situation de ce type est un facteur favorable à la fabrication d'un meilleur témoin modeste. Elle se sent tenue de parler du point de vue du monstre, de celui qui est placé hors du propre et du clair ; elle suppose que les voix de ceux qui souffrent des abus du pouvoir technologique ont une puissance analytique plus riche. Son allergie personnelle aux oignons, fâcheuse et persistante, et les difficultés qu'elle rencontre à convaincre les personnels hôteliers de la réalité de cette condition, sont utilisés comme ressort narratif pour introduire la problématique de la standardisation. Posant la question du pouvoir dans les sciences et les techniques, Star regarde la façon dont les standards imposent un travail invisible à certains et facilitent la vie à d'autres, et comment la consolidation des identités pour certains produit de la marginalisation pour d'autres. Elle adopte, ce qu'elle nomme un point de vue "cyborg" où son "cyborg" est "la relation entre les technologies standardisées et l'expérience locale", un point où l'on tombe "entre les catégories tout en restant en relation avec elles"[3].
Donna Haraway, "Le témoin modeste : Diffractions féministes dans l'étude des sciences" in Manifeste cyborg et autres essais, trad. Delphine Gardey, Paris, Exils éditeur, 2007, p. 325-326.
[1] Sur la connaissance située et la diffraction, voir Donna J. Haraway, "Situated Knowledges : The Question in Feminism as a Site of Discourse on the Privilege of Partial Perspective", Feminist Studies, 14, 1988, pp. 577-599 et "The Promises of Monsters : Reproductive Politics for Inappropriate/d Others", in Larry Grossberg, Cary Nelson, and Paul Treichler eds., Cultural Studies, New York, Routledge, 1992, pp. 295-357 ; (deux textes traduits dans la présente anthologie - N.D.E.).
[2] Susan Leigh Star, "Power, Technology and the Phenomenology of Conventions : On Being Allergic to Onions" in John Law, ed., Power, Technology and the Moderne World, Special Issue, Sociological Review Monograph, n°38, Oxford, Blackwell, 1991, pp. 25-56.
[3] Susan Leigh Star, "Power, Technology and the Phenomenology of Conventions : On Being Allergic to Onions" in John Law, ed., Power, Technology and the Moderne World, Special Issue, Sociological Review Monograph, n°38, Oxford, Blackwell, 1991, pp. 39.