Orphelines d'une justifications théorique pure, les assertions philosophique se tournent alors vers les vérités du sens commun pour voir si elles ne pourraient pas remédier à leur propre défaut de légitimité en s'ajustant aux évidences du monde de la vie. En vertu de son lien avec l'expérience intuitive, le monde de la vie apparaît alors comme un nouvel instrument de validation. Il se pose en garant de la théorie. À partir du moment en effet où la vérité n'est plus simplement considérée comme le résultat unique d'une production théorique visant un accord entre le concept et la réalité, mais comme une certaine manière pour cette réalité elle-même de se manifester par une sorte d'intuition préconceptuelle, il est presque inévitable que le monde de la vie soit investi d'un nouveau rôle cognitif. L'aveuglement traditionnel de la pensée occidentale à l'égard de la quotidienneté se renverse ici en une prise de conscience fondamentale.
En tant que pierre de touche du vrai et du faux, du sensé et de l'absurde, le monde de la vie devient alors rien de moins qu'un nouveau principe de légitimation pour tous les énoncés philosophiques. Car les constructions théoriques de la science et de la philosophie ont désormais besoin, pour être pleinement vérifiées dans leur prétention à accéder à la vérité en soi et à toucher ce qui est véritablement objectif, de s'accorder avec les expériences ordinaires du monde de la vie sur lesquelles elles reposent sans forcément s'en rendre compte. La verticalité de la vérité se justifie grâce à son rapport à l'horizontalité de l'expérience commune. Révélé dans sa nature concrète, le monde quotidien représente dorénavant cet ordre sûr et ordinaire du monde qui prédétermine tout ce qui arrive et lui donne son caractère reconnaissable. Grâce au schéma général d'expériences que fournit le quotidien, "il n'est nul besoin de définir ou de redéfinir des situations que l'on a rencontrées tant et tant de fois"[1] ; il suffit de faire pleinement confiance à ces schèmes d'interprétation et d'action habituelles qui ont déjà fait leurs preuves et tout prévu. La surprise elle-même est par avance encadrée par une certaine manière typique de l'appréhender ; comme le souligne Schütz, "il existe même, paradoxalement, une routine pour traiter du nouveau"[2]. Ainsi le théorie scientifique et la pensée philosophique dans leur ambition d'un accès authentique à la réalité s'appuient sur cet ensemble inférieur de données, d'usages et de jugements qui naissent de la vie courante. À partir de cette révolution épistémologique, presqu'anti-copernicienne, en tant qu'elle redéplace le centre du monde connu du ciel à la terre, et réinvestit de manière positive l'ici-bas dans sa valeur de fondement antéprédicatif, le monde quotidien a retrouvé une certaine légitimité philosophique. Témoignage d'un ancrage solide et durable dans la réalité, il permet à la pensée, toujours prompte à des aspirations ascendantes et donc hautaines à se détacher du plancher des vaches, de conserver cette dose de concrétude intuitive qui constitue jusqu'à présent, faute de mieux, l'un des plus sûrs critères du vrai. Délaissant ses problèmes traditionnels, flottant dans le ciel des idées abstraites, la philosophie se rend compte avec frayeur, comme ces personnages de dessin-animés qui, au moment où ils prennent conscience qu'ils sont suspendus dans le vide, chutent aussitôt en trombe, qu'elle est essentiellement une réflexion sur la non-philosophie, sur tout ce qui ne possède pas les caractères qu'elle possède et dont elle tire pourtant la légitimité de sa démarche. Par son intérêt actuel pour le monde quotidien, elle tente ainsi de prendre en considération les conditions réelles de sa production, le contexte concret de sa provenance. Toute philosophie vit de ce qu'elle n'est pas, et aspire à se réconcilier avec ce qu'elle a rejeté au début un peu trop vite comme non philosophique. À ce titre, seul le quotidien peut lui fournir ce matériau étranger sur lequel elle peut exercer sa manière particulière de conceptualiser le monde. En un certain sens, on peut dire que la philosophie aspire à sa propre fin dans sa réalisation quotidienne. Par sa réconciliation avec le monde de la vie, elle s'achève en s'accomplissant véritablement.
Bruce Bégout, La découverte du quotidien [2005], Paris, Allia, 2010, p. 33-34.
[1] Alfred Schütz, "L'homme qui rentre au pays", in L'étranger, tr. fr. B.Bégout, Paris, Allia, 2003, p. 47.
[2] Ibid. p. 48.