(Quand j'inventorie rapidement 52, à côté des images, je me souviens de Ma p'tite folie, Mexico, la ceinture élastique noire, la robe de crêpe bleue à fleurs rouges et jaunes de ma mère, une trousse à ongles en plastique noir, comme si le temps ne se comptait qu'en objets. Les vêtements, les publicités, les chansons et les films qui surgissent et disparaissent dans une année, une saison même, précise, apportent un peu de certitude dans la chronologie des désirs et des sentiments. La ceinture élastique noire date de manière sûre un éveil au désir de plaire aux hommes dont je ne vois pas trace avant, et la chanson Voyage à Cuba le rêve d'amour et de pays lointain. Proust écrit à peu près ceci que notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux du temps, l'odeur de la première flambée de l'automne, etc. Des choses de la nature qui rassurent, par leur retour, sur la permanence de la personne. À moi — et peut-être à tous ceux de mon époque — dont les souvenirs sont attachés à un tube d'été, une ceinture en vogue, à des choses vouées à la disparition, la mémoire n'apporte aucune preuve de ma permanence ou de mon identité. Elle me fait sentir et me conforme ma fragmentation et mon historicité.)

Annie Ernaux, La honte, Paris, Gallimard Folio, 1997, p. 101-102.