L'humour a été pour moi, tout le long du chemin, un fraternel compagnonnage ; je lui dois mes seuls instants véritables de triomphe sur l'adversité. Personne n'est jamais parvenu à m'arracher cette arme, et je la retourne d'autant plus volontiers contre moi-même, qu'à travers le "je" et le "moi", c'est à notre condition profonde que j'en ai. L'humour est une déclaration de dignité, une affirmation de la supériorité de l'homme sur ce qui lui arrive. Certains de mes "amis", qui en sont totalement dépourvus, s'attristent de me voir, dans mes écrits, dans mes propos, tourner contre moi-même cette arme essentielle ; ils parlent, ces renseignés, de masochisme, de haine de soi-même, ou même, lorsque je mêle à ces jeux libérateurs ceux qui me sont proches, d'exhibitionnisme et de muflerie. Je les plains. La réalité est que "je" n'existe pas, que le "moi" n'est jamais visé, mais seulement franchi, lorsque je tourne contre lui mon arme préférée ; c'est à la situation humaine que je m'en prends, à travers toutes ses incarnations éphémères, c'est à une condition qui nous fut imposée de l'extérieur, à une loi qui nous fut dictée par des forces obscures comme une quelconque loi de Nuremberg. Dans les rapports humains, ce malentendu fut pour moi une source constante de solitude, car, rien ne vous isole plus que de tendre la main fraternelle de l'humour à ceux qui, à cet égard, sont plus manchots que les pingouins.
Romain Gary, La promesse de l'aube [1960], Paris, Folio Gallimard, 1980, p. 183-184.