La production artistique commence avec des œuvres mises au service du culte. On pourrait admettre que l'existence de ces images est plus importante que le fait qu'elles soient vues. L'élan que l'homme de l'âge de pierre représente sur les parois de la caverne est un instrument magique. Certes il l'expose à ces semblables ; mais il le destine avant tout aux esprits. De nos jours, la valeur cultuelle en tant que telle semble tout simplement exiger que l'œuvre d'art reste cachée : certaines statues de divinités ne sont accessibles qu'au prêtre dans la cella, certains tableaux de Madones demeurent recouverts presque toute l'année, certaines sculptures des cathédrales du Moyen âge restent invisibles pour le spectateur depuis le sol. Avec l'émancipation des pratiques artistiques particulières hors du giron du rituel, les occasions d'exposer leurs productions ont été multipliées. Un portrait en buste, transposable n'importe où, a plus de chances d'être exposé qu'une statue de divinité, assignée à un emplacement définitif à l'intérieur du temple. La possibilité pour un tableau d'être exposé est plus grande que pour, avant lui, une mosaïque ou une fresque. Et si, à l'origine, une messe n'avait peut-être pas moins de chances d'être exposée qu'une symphonie, cette dernière apparut au moment même où sa possibilité d'être exposée promettait de croître au-delà de celle de la messe.
Grâce à diverses méthodes de reproduction technique de l'œuvre d'art, sa possibilité d'être exposée s'est accrue de manière si extraordinaire que, quasi comme à la préhistoire, le déplacement quantitatif entre ses deux pôles se renverse et transforme qualitativement sa nature. En effet, tout comme à l'âge préhistorique, l'œuvre d'art, par la suprématie absolue de sa valeur cultuelle, était en premier lieu un instrument magique — ce fut seulement plus tard qu'on l'identifia en quelque sorte comme œuvre d'art —, l'œuvre d'art, en vertu de la suprématie absolue de sa valeur d'exposition, se voit aujourd'hui dotée de fonctions totalement inédites, parmi lesquelles se distingue celle dont nous sommes le plus conscient, la fonction artistique, susceptible d'être plus tard considéré comme accessoire[1]. Il est certain que la photographie, et plus largement le cinéma, confirment efficacement, dès à présent, cet état de fait.

Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique [1936], trad. Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2014, p. 31-36.

[1] Dans un autre domaine, Brecht fait le même constat : "Si nous ne pouvons plus appliquer la notion d'œuvre d'art à la chose qui naît dès que l'œuvre d'art est transformée en marchandise, il faut alors abandonner cette notion, avec prudence et circonscription, mais sans crainte, si nous ne voulons pas que soit liquidée en même temps la fonction de la chose, car elle doit passer par cette phase et cela sans rouspéter : il ne s'agit pas d'un petit écart sans conséquence hors du droit chemin. Ce qui lui arrive là la modifiera de fond en comble et effacera son passé, à tel point que s'il fallait reprendre un jour l'ancienne notion — et cela arrivera bien, pourquoi pas, — elle n'évoquerait plus le souvenir de ce qu'elle désignait jadis." (Brecht, Versuche, 8/10, 3 : "Der Dreigroschenprozess", Berlin, Gustav Kiepenheuer Verlag, 1931, pp. 301-302 ["Le procès de L'Opéra de Quat-sous", Sur le cinéma, traduit de l'allemand par Jean-Louis Lebrave et Jean-Pierre Lefebvre, L'Arche, 1970, pp. 214-215]).