Lorsque nous avons placé les dernières bûches dans la cheminée, j'ai dit qu'il fallait aller en chercher d'autres afin de les mettre à sécher et que cela ne m'amusait pas non plus. Pour donner l'exemple, j'ai enfilé un ciré, me suis muni d'une torche et suis sorti après avoir rabattu la capuche sur ma tête.
Je me suis arrêté avant d'arriver au tas de bois. J'ai braqué ma lampe sur le chalet dont on ne distinguait que les fenêtres, l'une plus éclairée que l'autre par la grâce de l'éclairage au gaz — le charme des bougies s'était un peu essoufflé et nous avions suspendu l'un de ces engins de camping au linteau. Déjà, la différente luminosité des ouvertures donnait à la façade un air de guingois. Du côté de la gouttière qui nous avait quittés et s'était disloquée sur le sol, il ne subsistait que la descente verticale dont la partie supérieure était coudée vers la forêt comme un tuyau de cheminée malmené par les trombes d'eau. Il se dégageait du tableau une impression de débilité oppressante que venaient assombrir les deux quasi-torrents qui bouillonnaient sur ses flancs après avoir percuté l'arrière de la maison. Au-dessus du toit, sur lequel rebondissait la cataracte dans une lueur opalescente, se dressait la masse ténébreuse des sapins accrochés à l'escarpement. Il n'y avait pas le moindre souffle de vent, mais avec le poids de l'eau, leurs branches s'affaissaient et se relevaient dans un bruit de cellophane qui dramatisait le crépitement de la pluie. L'eau s'écoulait rapidement entre mes pieds. La nappe filait vers l'avant du terrain et basculait en contrebas, dévalait au pied de la montagne pour rejoindre la Sainte-Bob.
Je n'avais jamais assisté à un déluge de cette ampleur. Je me souvenais d'orages où j'avais dû me boucher les oreilles et où l'on y voyait comme en plein jour. J'avais vu, à l'époque où Marion m'avait démoli et alors que je remontais la pente, des arbres déracinés par la tempête ou fendus par la foudre. J'avais connu des fortes chutes de neige, le feu traversant la forêt, des éboulis de rochers fracassant tout sur leur passage. Mais je n'avais jamais rien contemplé d'aussi terrible, rien qui m'eût donné cette impression de désolation totale, de désastre mou et sans limites.
J'ai pris le maximum de bûches que je pouvais emporter et je suis retourné me mettre à l'abri. J'ai poussé la porte du pied et leur ai demandé ce qu'ils fabriquaient. Marc et Thomas avaient revêtu leurs cirés. Eileen et Jackie se tenaient devant la cheminée. Tout le monde avait les yeux fixés sur la porte où venait d'apparaître Victor Basset qui s'avançait en titubant vers le milieu de la pièce.
Pour finir, je suis allé déposer mes bûches. Comme je croisais son chemin, je lui ai lancé : "Alors…? Bien dormi…?"

Philippe Djian, Assassins, Paris, Folio Gallimard, 1994, p. 140-142.