L'air conditionné qui se déverse comme un fluide glacé des immenses climatiseurs dans tous les bâtiments de Las Vegas possède cette étrange faculté de nous faire croire à notre propre déconditionnement de l'univers environnant.
Séparé du monde par une pellicule atmosphérique, on assiste en direct à la retraite de toutes choses, au deuil de toute proximité. Cryogénisé vivant, on est l'enfant-bulle sous cellophane qui tente tant bien que mal de retrouver le contact perdu avec la réalité. Il nous semble avancer sur un coussin d'air permanent, nager sans effort dans une ambiance indéfinissable qui annihile toute sensation d'apesanteur et de résistance. Sans corps ni présence, on flotte dans les allées comme un spectre, au front duquel les quelques minuscules gouttes de sueur qui se dessinent timidement de transforment aussitôt en cristaux de glace, nous indiquant par là que notre procès en minéralisation est en marche.
Bruce Bégout, A. C., Zéropolis [2002], Paris, Allia, 2010, p. 86.