1. Nous pourrions comparer les fils qui composent cette recherche aux fils d'un tapis. À ce point de notre analyse, nous les voyons composer une trame serrée et homogène. On peut vérifier la cohérence du dessin en parcourant le tapis du regard selon différentes directions. Verticalement : nous obtenons une séquence de type Serandip-Zadig-Poe-Gaboriau-Conan Doyle. Horizontalement : nous obtenons au début du XVIIIe siècle un Dubos qui énumère l'un après l'autre, en ordre décroissant de non-crédibilité, la médecine, la connoisseurship et l'identification des écritures[1]. Et diagonalement, en sautant d'un contexte historique à l'autre : derrière monsieur Lecoq qui parcourt fébrilement un "terrain vague couvert de neige", parsemé de traces du criminel, en le comparant à "une immense page blanche où les gens que nous recherchons ont écrit, non seulement leurs mouvements et leurs démarches, mais encore leurs secrètes pensées, les espérances et les angoisses qui les agitaient"[2], nous voyons se profiler des auteurs de traités de physiognomonie, des devins babyloniens attentifs à lire les messages sur les pierres et dans les cieux, des chasseurs du Néolithique.
Le tapis est le paradigme que nous avons appelé au fil du discours, selon les contextes, cynégétique, divinatoire, indiciaire ou sémiotique. Il s'agit, cela apparaît clairement, d'adjectifs qui sans être synonymes, renvoient cependant à un modèle épistémologique commun, articulé en disciplines différentes, souvent liées entre elles par l'emprunt de méthodes ou de termes clés.
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C'est à elle que se réfèrent, explicitement ou implicitement, toutes les "sciences humaines". Mais à quelle partie de la médecine ? Au milieu du XIXe siècle, nous voyons se profiler une alternative : le modèle anatomique d'un côté, le modèle sémiotique de l'autre. La métaphore de l'"anatomie de la société", qu'avait utilisée dans un passage crucial Marx lui-même[3], exprime l'aspiration à une connaissance systématique à une époque qui, désormais, avait vu s'écrouler le dernier grand système philosophique, celui de Hegel. Mais malgré la grande fortune du marxisme, les sciences humaines ont fini par admettre de plus en plus (avec, nous le verrons, une exception importance) le paradigme indiciaire de la sémiotique. Et nous retrouvons ici la triade Morelli-Freud-Conan Doyle d'où nous étions partis.
2. Nous avons parlé jusqu'ici de paradigme indiciaire (et de ses synonymes) au sens large. Le moment est venu de le désarticuler. Analyser des empreintes, des astres, des déjections (animales ou humaines), des glaires, des cornées, des ongles, des pulsations, des champs de neige ou des cendres de cigarette est une chose ; analyser des écritures, des peintures ou des discours en est une autre. La distinction entre nature (inanimée ou vivante) et culture est fondamentale — certainement plus que celle, infiniment superficielle et changeante, qui sépare les disciplines entre elles. Or Morelli s'était proposé de retrouver, à l'intérieur d'un système de signes culturellement conditionnés comme celui de la peinture, les signes qui avaient le caractère involontaire des symptômes (et de la majeure partie des indices). Ce n'est pas tout : dans ces signes involontaires, dans les "petits détails matériels — un calligraphe les appelleraient gribouillages" — que "la majeure partie des hommes, lorsqu'ils parlent ou écrivent… introduisent dans leurs discours parfois sans intention, ou plutôt sans s'en rendre compte", Morelli reconnaissait la trace la plus certaine de l'individualité de l'artiste[4].
Carlo Ginzburg, "Traces", in Mythes emblèmes traces, Morphologie et histoire, Paris, Flammarion, Verdier Poche, 1989, p. 277-279.
[1] Cf. J.-B. Dubos, Réflexions critiques sur la poésie et sur la peintre, vol. II, Paris, 1729, p. 362-356, cité en partie par Zerner, Giovanni Morelli, op. cit. p. 215, note.
[2] Cf. E. Gaboriau, Monsieur Lecoq, vol. I : L'Enquête, Paris, 1877, p. 44. P. 25, la "jeune théorie" du jeune Lecoq est opposée à la "vieille pratique" du vieux policier Gévrol, "champion de la police positiviste" (p. 20), qui s'arrête aux apparences et qui par conséquent ne voit rien.
[3] "Mes recherches aboutirent au résultat que voici : … c'est dans l'économie politique qu'il convient de chercher l'anatomie de la société civile" (K. Marx, dans Oeuvres, Économie, édition établie et annotée par M. Rubel, Paris, 1965, t. I, p. 272. Il s'agit d'un passage de la préface de 1859 à Pour la critique de l'économie politique).
[4] Cf. Morelli, Della pittura, op. cit., p. 71. Zerner (Giovanni Morelli, op. cit.) a soutenu, sur la base de ce passage, que Morelli distinguait trois niveaux : a) les caractéristiques générales d'école ; b) les caractéristiques individuelles, révélées par les mains, les oreilles, etc. ; c) les maniérismes introduits "sans intention". En réalité B et C coïncident : voir la mention par Morelli du "muscle du pouce excessivement souligné des mains masculines" qui revient régulièrement dans les tableaux de Titien : une "erreur" qu'un copiste aurait évitée (Le opere dei maestri, op. cit., p. 174).