Les ouvriers dorment dans le silence d'Alger. Les appartements qu'ils bâtissent de leurs mains, les cinq mille logements repensés sous le cagnard de l'été 1955, ils les habitent déjà. Ils sont les premiers hommes à en prendre la mesure, leurs corps déployés dedans. Leur pas, leur bâillements. À l'aube, certains prient, d'autres se désaltèrent à la petite fontaine du chantier, y font un brin de toilette. La guerre se glisse ici et là, dans les regards et les conversations. Fernand Pouillon visite régulièrement le chantier. Certains hommes y sont armés. Les arbres poussent dans la cité de "La Promesse tenue", pas loin. Ici, ce sont les revolvers. Alger bout. On demande la tête de Jacques Chevallier. La confiance est de l'eau dans le désert du Sud. La confiance, c'est fini. Fêtes fragiles, confiances friables, ça tire.
Un soir de printemps, Fernand Pouillon visite le site. Il est le seul Européen à la ronde. On le reconnaît, bien entendu. On chuchote sur son passage. Il traverse l'espace. C'est lui qui a pensé cela, ces grandeurs, ces ouvertures, la future fenêtre, le nombre de pas, les colonnes. Il marche, on le regarde. Il a sculpté cela pour le marcheur, pour celui et celle qui, après lui, marcheront là chaque jour. Il voit leur corps, il sent leurs yeux, les habitants sont déjà là, depuis le premier dessin, jusqu'au dernier ajustement. Les habitants, Fernand Pouillon veut leur offrir des sensations plus que des logements.

Marie Richeux, Climats de France, Paris, Sabine Wespieser éditeur, 2017, p. 72-73.