Rodin modelait sans relâche. L'énergie — ce trop-plein qui déborde à l'extrémité des phalanges et contraint certaines mains à pianoter sur la table — le poussait à multiplier les inventions de son imagination jusqu'à ce que les murs et le sol de son atelier fussent couverts de centaines de plâtre. Sa pratique d'atelier, telle qu'elle nous est décrite par ses assistants, suggère l'activité incessante d'une manufacture qui produirait à grande échelle.
On eût dit que le travail ne commençait qu'une fois la figure achevée — après que Rodin l'avait modelée dans son ensemble, sans s'attacher aux détails, comme s'il improvisait. Il avait ensuite pour habitude d'effectuer des kyrielles de moulages à partir du plâtre original, moulages qu'il démembrait pour la plupart. Ou encore, il moulait la figure par fragments, quitte à ne reproduire que certains d'entre eux[1]. Chacune de ces opérations venait encore augmenter la carrière de fragments autour de lui, et ses années de maturité eurent pour cadre l'entassement toujours croissant de figures, de membres, de torses et de têtes de toutes tailles — ses "abattis", comme il disait — une réserve de readymades et d'objets trouvés faits maison, qui représentaient pour lui ce que sont pour un poète, dans son travail sur le langage, les syllabes et les expressions qui l'enveloppent, envahissent son esprit et se mettent à penser à sa place.

Leo Steinberg, Le retour de Rodin, trad. Michelle Tran Van Khai, Paris, Macula, 1991, p. 62.

[1] Victor Frisch, son assistant munichois, décrit ainsi la façon dont procédait Rodin : "Il faisait faire plusieurs moulages de plâtre. L'un était préservé en l'état et les autres divisés en plusieurs fragments, dont chacun était ensuite numéroté et répertorié afin que le sculpteur pût ultérieurement le sortir du placard, parfois plusieurs années après, pour le réutiliser dans d'autres figures. Ainsi disséqués, membres séparés du torse, ces fragments trouvaient place dans des arrangement nouveaux et des groupements mûrement réfléchis." (Frisch et Shipley, op. cit., p. 113.)