Tronto propose en particulier une distinction éclairante entre care et service, en distinguant les modalités suivantes : il y a le care nécessaire, que l'on ne peut se fournir à soi-même, et le service, que l'on choisit de ne pas se fournir à soi-même et de confier ou acheter à autrui. Une manière d'alimenter le mythe du citoyen politique indépendant est de penser l'ensemble du care nécessaire comme service, et Tronto use alors du terme intéressant de fantasme (fantasy [1]) pour décrire la manière dont le citoyen se conçoit comme indépendant du care, puisqu'il feint de pouvoir ainsi le mettre au rang des (simples) commodités (convenience). Il suffit alors de renvoyer ceux qui ont irrémédiablement besoin de care de l'autre côté de la frontière conceptuelle ainsi construite pour les exclure de la (pleine) citoyenneté : il faut s'occuper des "Noirs" comme de ses enfants, eux qui sont attelés (l'ont été) au travail concret de care.
(…)
Ainsi le travail conceptuel de Tronto se situe-t-il dans le lieu précis où le care est conceptuellement dévalorisé, par l'ensemble des connections censément apolitiques au sein desquelles on l'enferme : "[…] le care est […] conceptuellement dévalorisé en étant relié à la sphère privée, à l'émotion, et aux nécessiteux. Puisque notre société considère la réussite publique, la rationalité, et l'autonomie comme des qualités louables, le care est dévalorisé dans la mesure où il incarne les qualités opposées [1]".
Layla Raïd, Care et politique chez Joan Tronto in Qu'est ce que le care ?, Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Paris, Petite bibliothèque Payot, 2009, p. 79-80.
[1] Bien que ce ne soit pas une référence philosophique de Tronto, notons que Cavell a construit un concept de fantasme (dans Les Voix de la raison, Paris, Le Seuil, 1996) qui pourrait valoir en un tel lieu, à la frontière de la morale et de la politique, en une intersection qu'il entend pour sa part au sein d'un perfectionnisme. On pourrait comprendre au sein d'un tel perfectionnisme comment l'autonomie démocratique n'est en rien irréconciliable avec la vulnérabilité, et la dépendance de care. Cf. Sandra Laugier, Une autre pensée politique américaine. La Démocratie radicale d'Emerson à Stanley Cavell, Paris, Michel Haudiard, 2004.
[2] Joan Tronto, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic Care, New York, Routledge, 1993 ; trad. fr. Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, Paris, La Découverte, 2009, p. 162.