On voit dans la notion de sculpture quelque chose ayant rapport à l'art. Là encore, je voudrais insister sur le fait que, du point de vue méthodologique, l'art, qui se trouve aujourd'hui dans des conditions spécifiques, l'art comme résultat d'un comportement et d'une situation sociale, n'est pas à même de remplir la fonction que Pablo Picasso, par exemple, en attendait, à savoir qu'il devrait être comme un couteau aiguisé, une arme propre à empêcher les malheurs, les injustices, les affronts aux droits de l'homme et les guerres. Par rapport à cette situation, l'art n'a pas réussi à s'y confronter. Historiquement, donc, l'art n'est pas parvenu à ce point où il aurait accompli ce que le révolutionnaire attendait de se champ d'activité en fait de novation et de transformation. Il se confine dans un isolement qu'on peut décrire comme un mercantilisme artistique. On se le représente comme l'espace libre pour ceux qui s'agitent sur le marché et que les systèmes politiques de l'Ouest (à l'Est, c'est pire encore) laissent à disposition comme terrain de jeu sur lequel des gens dits "créateurs" s'ébattent et mènent une vie de bohème, alors qu'ils devraient pouvoir développer quelque chose qui aille un peu au-delà de cette notion traditionnelle de l'art, qui s'épuise en innovations et changements formels internes aux différentes disciplines, de manière uniquement stylistique, à tout petits pas transformateurs. Sans doute, cela change quelque chose, mais ce n'est en aucune façon à la hauteur de ce que Picasso exigeait de l'art. Pour sa part, il était conscient de ne pas avoir atteint son but, reste que l'exigence demeure. Ce caractère d'innovation, on peut en prendre conscience en suivant le mouvement des innovations, comme le font les historiens de l'art qui voient comment s'opèrent les changements de style : par exemple comment on est passé du baroque au roccoco, comment on peut passer de l'art de fin de siècle, qui était en réalité dominé par le symbolisme, à l'expressionisme et jusqu'à l'art abstrait, au constructivisme, au land-art, au body-art, à l'art conceptuel, etc. Seulement c'est exactement le genre d'activité qui s'est tellement éloigné des besoins de l'homme, que la grande majorité ne peut voir dans cet activisme, dans cet isolement, qui, venu du passé, s'est figé en une notion traditionnelle et bourgeoise de l'art au point de devenir une prison, que la grande majorité, disais-je, à cause de son conditionnement, ne peut considérer cet activisme que comme l'œuvre de cinglés, car ce qu'ils font ne recouvre pas, en tout cas, les besoins vitaux, les revendications de justice et les autres besoins de développement.
Joseph Beuys, "Entrée dans un être vivant" [discours prononcé en 1977, publié en 1984], in Par la présente, je n'appartiens plus à l'art, trad. Olivier Mannoni et Pierre Borasa, Paris, L'arche, 1988, p. 44-45.