Les hommes ne pouvaient pas, dans leur vie réglée par le travail, prendre part à de tels mouvements intellectuels. Seuls les privilégiés, qui avaient participé aux évènements culturels bourgeois, étaient capables de comprendre cet art. C'était en fait une évidence. Comment aurait-il pu en être autrement, dès lors que la grande majorité de l'humanité avait d'abord besoin de tout autre chose que des artistes, avec leurs œuvres et les amateurs de celles-ci.
Il était donc évident de me poser la question : en quoi une telle tragédie de l'art est-elle un signal ? De l'art qui nous concerne tous pour résoudre l'énigme suivante : le monde, ce que nous apprenons de la réalité extérieure, est comme une grande énigme, comme une énigme qui se reproduit toujours à nouveau. Mais, pour résoudre cette énigme, il n'y a que l'homme, l'homme est la solution de cette énigme. L'énigme des questions qui se posent à l'humanité. Ici se trouve le seuil que je veux désigner comme la fin de la modernité, la fin de toutes les traditions qui se caractérisent par ses signaux. Nous allons développer ensemble le concept social de l'art en tant qu'enfant nouveau-né issu des anciennes disciplines. Considérons les disciplines traditionnelles comme la peinture, la sculpture, l'architecture, la musique, la danse, l'art poétique, etc, le cercle des musées qui interviennent également ici, derrière ce rideau de fer[1]. Nous voyons que de ce cercle va naître un enfant, appelé l'art social, la plastique sociale, qui se donne pour tâche non seulement de travailler un quelconque matériau physique, mais de créer l'œuvre d'art social du futur. Mais pour l'intervention sur un matériau physique, qui aboutit peut-être à une sculpture en bronze ou en bois, pour la construction, pour une représentation au théâtre, pour une pièce, nous avons besoin du sol spirituel de l'art social. Nous avons besoin de ce sol sur lequel tout homme se ressent et se reconnaît comme un être créateur déterminant le monde. La formule "tout homme est un artiste", qui a suscité beaucoup de colère et que l'on continue à mal comprendre, se réfère à la transformation du corps social. Tout homme peut, et même doit, prendre part à cette transformation si l'on veut réussir cette grande tâche. Car si une seule voix manque pour travailler cette plastique sociale qui doit d'abord être exprimée, je dis si une seule voix manque, si elle ne participe pas, il faudra attendre longtemps pour arriver à la transformation, à la nouvelle construction des sociétés.

Joseph Beuys, "Discours sur mon pays" [1985], in Par la présente, je n'appartiens plus à l'art, trad. Olivier Mannoni et Pierre Borasa, Paris, L'arche, 1988, p. 23-24.

[1] L'auteur a prononcé ce discours sur la scène d'un théâtre.