Au début, Bartleby fit un nombre extraordinaire d'écritures. Tel un homme longtemps affamé de copie, il semblait se repaître de mes documents. Il ne prenait pas le temps de digérer, travaillait jour et nuit, copiant à la lumière du soleil et celle des bougies. J'aurais été tout bonnement ravi de son application s'il avait montré quelque gaieté dans son labeur. Mais il écrivait d'une manière silencieuse, éteinte, mécanique.
Il entre tout naturellement dans les attributions d'un copiste de vérifier, mot à mot, l'exactitude de sa minute. Lorsqu'une étude emploie deux ou plusieurs commis aux écritures, ceux-ci s'assistent mutuellement dans cet examen, l'un lisant la copie, l'autre la grosse. C'est une besogne très monotone, fastidieuse et léthargique. J'imagine aisément que, pour des tempéraments sanguins, elle soit parfaitement intolérable. Il m'est difficile, par exemple, d'imaginer que l'ardent poète Byron se fût assis d'un cœur content au côté de Bartleby pour collationner un acte de cinq cents pages couvert de pattes de mouche.
De temps à autre, dans l'ardeur du travail, j'avais pris l'habitude d'aider moi-même à la révision de quelque bref document, en appelant Dindonneau ou Pincettes à la rescousse. En plaçant Bartleby près de moi, derrière le paravent, j'avais dans l'esprit de recouvrir à ses services en de menues occasions de cette sorte. Ce fut le troisième jour, je crois, après son arrivée dans mon étude — alors que ses écritures n'avaient encore fait l'objet d'aucune collation — que, dans ma hâte d'expédier une petite affaire en cours, j'appelai soudainement Bartleby. Pressé et naturellement assuré d'une immédiate obéissance, je restai assis, la tête penchée sur l'original, tenant à bout de bras la copie afin que Bartleby, en émergeant de sa retraite, pût s'en saisir et se mettre au travail sans délai.
J'étais donc assis dans cette posture lorsque je l'appelai et lui exposai rapidement ce que j'attendais de lui — nommément, de collationner avec moi un bref papier. Imaginez ma surprise, que dis-je, ma consternation lorsque, sans bouger de sa retraite, Bartleby répliqua d'une voix singulièrement douce et ferme :
— J'aimerai mieux pas [1].
Pendant quelques instants, je gardai un silence absolu, essayant de rassembler mes esprits en déroute. L'idée me vint immédiatement que mes oreilles m'avaient abusé ou que Bartleby s'était complètement mépris sur le sens de ma requête. Je la réitérai donc d'un ton de voix aussi clair que possible, mais tout aussi clairement me parvint la même réponse :
— J'aimerai mieux pas.

Herman Melville, Bartleby in Bartleby, Les Îles enchantées, Le Campanile, trad. Michèle Causse, Paris, Flammarion, 2012, p. 26-27.

[1] Dans cette nouvelle traduction de Bartleby, l'expression anglaise "I would prefer not to" que j'avais précédemment traduite par : "Je préférerais n'en rien faire" (cf. précédente traduction du Nouveau Commerce), est devenue : "J'aimerais mieux pas." En effet, à la lumière des comparaisons qu'avait — en son temps — effectuées Claude Minière (dans La Quinzaine Littéraire) sur les différentes traductions existantes de la célèbre expression (il faisait remarquer que le "couperet du Not To" restait le privilège de la langue anglaise), il m'est apparu que l'expression : "j'aimerais mieux" (affirmative) suivie de "pas" négative) était plus fidèle à la lettre et à l'esprit de la lapidaire formule : "I would prefer not to." Le caractère hölderlinien de Bartleby s'en trouve modifié (il perd cette politesse un rien ampoulée, cette déférence distante que suggérait l'expression française) mais il acquiert une modernité qui rend son immuable réponse plus décapante et donc plus compatible avec le caractère révolutionnaire de la résistance passive "à la Bartleby".