Vers la fin de sa vie, le grand arabisant Massignon, qui, dans sa jeunesse, s'était converti, d'une manière hardie, au catholicisme, en terre d'Islam, avait fondé une communauté baptisée Badaliya, d'après le terme arabe indiquant la substitution. Ses membres faisaient vœu de vivre en se substituant à quelqu'un, autrement dit, d'être chrétiens à la place d'un autre.
Cette substitution peut s'entendre de deux façons. La première voit dans la chute ou dans le péché de l'autre uniquement l'occasion de son propre salut : une perte est compensée par une élection, la chute par une ascèse, selon une économie peu édifiante du dédommagement. (En ce sens, la Badaliya ne constituerait qu'un rachat tardif de l'homosexualité de l'ami, qui se suicida en 1921 dans la prison de Valence, et dont Massignon dut s'éloigner au moment de sa conversation.)
Mais la Badaliya admet une autre interprétation. Selon Massignin, en effet, se substituer à quelqu'un ne signifie pas compenser ce qui lui manque, ni corriger ses fautes, mais s'expatrier en lui tel qu'il est pour offrir l'hospitalité au Christ dans son âme même, dans son propre avoir-lieu. Cette substitution ne connaît plus de lieu propre, mais, pour elle, l'avoir-lieu de tout être singulier est toujours déjà commun, espace vide offert à l'unique, hospitalité irrévocable.
L'intention secrète de la Badaliya est donc la destruction du mur qui sépare l'Éden du Gehinnom. Car dans cette communauté tout lieu est à la place d'un autre, l'Éden et le Gehinnom n'étant que les noms de cette mutation réciproque. À l'hypocrite fiction du caractère irremplaçable de l'individu, qui dans notre culture ne sert qu'à garantir sa représentabilité universelle, la Badaliya oppose une substitution inconditionnée, sans représentant ni représentation possible, une communauté absolument non représentable.
Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1990, p. 29-30.