Alors que dans l'ancien régime, en effet, l'aliénation de l'essence communicative de l'homme prenait corps dans un présupposé qui servait de fondement commun, dans la société du spectacle c'est cette puissance même de communication, cette essence générique même (c'est-à-dire le langage), qui se voit séparée dans une sphère autonome. Ce qui entrave la communication c'est la communicabilité même ; les hommes sont séparés par ce qui les unit. Les journalistes et les médiocrates constituent les nouveaux clercs de cette aliénation de la nature linguistique de l'homme.
Dans la société du spectacle, l'isolement de la Shekina atteint, en effet, sa phase extrême, où non seulement le langage constitue en une sphère autonome, mais où il ne peut plus rien révéler — où, mieux, il révèle le néant de toute choses. De Dieu, du monde, du révélé, il ne reste rien dans le langage : mais, dans cet extrême dévoilement néantifiant, le langage (la nature linguistique de l'homme) demeure à nouveau caché et séparé et détient ainsi pour la dernière fois le pouvoir de s'investir, non-dit, dans une époque et un état : l'âge du spectacle, ou l'État du nihilisme achevé. C'est pourquoi les pouvoirs établis sur un fondement antérieur vacillent aujourd'hui sur toute la planète et les règnes de la terre s'acheminent les uns après les autres vers le régime démocratico-spectaculaire qui est l'accomplissement de la forme État. Avant même la nécessité économique et le développement technologique, ce qui pousse les nations de la terre vers un unique destin commun, c'est l'aliénation de l'être linguistique, le déracinement de chaque peuple hors de sa demeure vitale dans la langue.
Mais, pour cette raison même, l'époque que nous visons est également celle où pour la première fois il devient possible aux hommes de faire l'expérience de leur propre essence linguistique — non pas de tel ou tel contenu du langage, mais du langage même, non pas de telle ou telle proposition vraie, mais du fait même que l'on parle. La politique contemporaine est cet experimentum linguae dévastant, qui sur toute la planète désarticule et vide traditions et croyances, idéologies et religions, identités et communautés.

Giorgio Agamben, La communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, trad. Marilène Raiola, Paris, Seuil, 1990, p. 84-86.