Les continuités historiques des liens entre le care et les inégalités sont au centre de cette intervention. Il s'agit ici pour moi de montrer comment le travail de care est intégré dans une politique économique à grande échelle. Or ceci a été éclipsé par les constructions culturelles du care. Le travail de care a été idéalisé et placé du côté de l'amour plutôt que du travail, du côté du privé, du familial et de la nature féminine. Toutefois, l'idée que l'amour et le travail s'opposent est en soi une construction idéologique et historique. Rappelons que Marx considérait le travail humain — c'est-à-dire le travail dans sa forme non aliénée — comme une activité mettant en jeu la pensée, le sentiment et l'intentionnalité. Le travail était finalement une forme d'expression personnelle et un moyen grâce auquel chacun se trouvait relié au monde des choses et aux autres individus [1]. La manière dont Marx définit le travail non aliéné correspond exactement à notre appréhension du travail de care bien effectué, en tant qu'il comporterait à la fois un aspect intellectuel, un aspect physique et un aspect émotionnel. Et de même que le travail, dans le cadre des relations de production capitalistes, devient aliéné, de même le care, dans certaines conditions, peut lui-même devenir un travail aliéné.
Une fois certains mythes écartés, on constate que depuis plus de deux cents ans, le travail de care aux États-Unis a été effectué dans des conditions de contrainte et de dépendance. En conséquence, les personnes chargée du travail de care ont été (et sont encore) écartées de l'accès à la citoyenneté — et par citoyenneté, je n'entends pas l'octroi formel d'un bout de papier, mais la reconnaissance de l'appartenance à une communauté, impliquant l'octroi des droits civiques, politiques et sociaux. Le revers de la médaille, c'est que ceux/celles à qui l'on avait déjà refusé les droits d'une citoyenneté pleine et entière, en l'occurrence les esclaves, les travailleurs engagés sous contrat ("indentured workers [2]"), les sujets colonisés, les immigrés et les femmes, ont été relégué-e-s aux tâches de care. Les structures qui ont maintenu la coercition et les groupes assignés aux différentes activités de care ont changé au cours de l'histoire, mais les conditions générales de la coercition et du déni de citoyenneté ont persisté.
Evelyn Nakano Glenn, Le travail forcé : citoyenneté, obligation statutaire et assignation des femmes au care in Qu'est ce que le care ?, Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), trad. Séverine Sofio, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2009, p. 116-117.
[1] Harry L. Braveman, Labor Monopoly Capital, New York, Monthly Review Press, 1980.
[2] Les indentured workers étaient recrutés dans différents pays (Chine, Inde…) pour aller travailler dans les colonies, et ce pour un nombre d'années fixé par un contrat. Toutefois, en raison de l'exploitation subie par ces travailleurs pendant le temps prévu par leur contrat — et souvent au-delà — ce système se rapprochait en fait beaucoup de l'esclavage (NdT).