D'Arcy approche les structures vivantes comme celles d'objets matériels : en pur mécaniste, il conçoit qu'elles sont modelées par les forces qui agissent dans le monde physique, et façonnées de façon optimal selon des règles physiques et mathématiques simples, pour l'usage et le mode de vie de l'animal. Il propose par exemple de penser l'architecture du squelette du Diplodocus sur le modèle de la construction des ponts[1]. Les considérations de taille, de surface, de volume, de poids, de vitesse, d'économie d'espace, jouent un rôle essentiel dans cette approche de l'organisme considéré "avec l'œil de l'ingénieur". Cependant, souligne D'Arcy, il est indispensable, dans l'approche des formes vivantes comme dans la reconstitution paléontologique, de tenir compte de la triple présence de l'histoire, de la cohésion morphologique et de la corrélation fonctionnelle des éléments dans un organisme :

"À l'époque de John Hunter, l'anatomiste étudiait chaque os du squelette à sa place, afin de découvrir sa fonction et son utilité, et de comprendre sa perfection mécanique. Cent ans plus tard, le morphologiste préférait étudier un os isolé chez plusieurs animaux, par exemple la clavicule ou l'omoplate, indépendamment du champ de forces dans lequel ils agissaient afin de trouver les signes de filiation et de descendance commune. La vérité se trouve des deux côtés. L'utilité immédiate et l'héritage ancien sont mêlés dans les ouvrages de la nature comme dans les nôtres. Dans les colonnes de marbre et les architraves d'un temple grec, nous distinguons encore la résonance de son prototype en bois, et voyons au-delà d'elles les troncs d'arbres de la forêt sacrée des origines. Le toit et les corniches d'une pagode rappellent les nattes affaissées qui servaient de toiture à un édifice plus ancien […] De la même façon, nous voyons des traces durables du passé dans l'organisme vivant — des repères qui ont perduré à travers des fonctions et des besoins renouvelés ; et cependant, à chaque stade, de nouveaux besoins sont satisfaits et de nouvelles fonctions sont effectivement réalisées."[2]

Claudine Cohen, La méthode de Zadig, La trace, le fossile, la preuve, Paris, Seuil, 2011, p. 128-129.

[1] D'Arcy Thompson, On Growth and Form, [1917, 2e éd. Abrégée 1947] ; tr. Fr. de l'édition abrégée : Forme et croissance, Paris, Seuil, 1995, p. 257.
[2] D'Arcy Thompson, On Growth and Form, 1917, op. cit., p. 1019-1023.