Jusqu'en 1880, la majorité des foyers américains s'éclairent à la lampe à huile et aux bougies, faites maison ou, plus rarement, achetées dans des magasins. L'arrivée du gaz domestique dans les foyers américains révolutionne la question de l'autonomie énergétique, et les citadins, donc les habitudes sont prises de longue date, se montrent réticents. Le gaz fait peur en raison des accidents qu'il peut causer, et aussi parce qu'il est adopté par les candidats au suicide. Dans l'histoire accidentée des relations entre technologie, et santé, le gaz, invisible et inodore, est considéré comme une menace pernicieuse. Dans la presse, les récits terrifiants se multiplient[1]. Mortel et invasif, le gaz se déploie de manière invisible. Infection inodore, il s'immisce dans le confort familial en affectant "non seulement les nerfs olfactifs, mais aussi les organes pulmonaires[2]". De surcroît, on redoute la perte d'autonomie des foyers : "Une fois le public connecté à une alimentation de gaz centrale, son autonomie était perdue […]. Avec une alimentation publique, l'éclairage domestique pénétrait dans sa phase industrielle (et dépendante). Il n'était plus question d'autoproduction, chaque maison est inextricablement liée à une production industrielle d'énergie. La perte d'autonomie domestique est partie d'une grande dissolution de ce que l'on pourrait appeler la "maison totale"[3]." Ces questions font l'objet de débats et les familles hésitent à s'équiper. Les compagnies de gaz n'avaient pas prévu que les Américains se battraient pour conserver leur indépendance face à l'emprise d'un réseau énergétique qu'ils ne contrôlent pas. La maison-refuge se transformant en un rouage d'un système, elle s'ouvre littéralement à l'invasion machinique. L'impureté du gaz est illustrée par la métaphore tentaculaire du céphalopode : "Les conduits de gaz doivent être vus comme une machine entière et indivisible […]. Pour ses contemporains, il semblait que l'industrie était en expansion, lançant ses tentacules comme une pieuvre dans chaque maison. Être connectés à des réseaux en tant que consommateurs rendait les gens mal à l'aise. Ils ressentaient clairement une perte de liberté individuelle[4]." Pour toutes ces raisons, dans les années 1880, la majorité des foyers des grandes villes des Etats-Unis conservent l'usage de la lampe d'Argand et de son huile de baleine coûteuse.
Bien évidemment, Holmes ne partage pas ces dispositions. Au contraire, il n'hésite pas à faire parcourir entièrement sa maison des premiers réseaux de gaz et d'électricité disponibles. Dans ses appartements, à l'aide de capteurs électriques dissimulés derrière des lattes de bois, Holmes enregistre sur un indicateur les allées et venues de tous les occupants du Château. Une clochette électrique retentit à chaque ouverture de porte à l'étage, et l'appareil comptabilise les va-et-vient de chacun, permettant un contrôle permanent des mouvements des employés et des futures victimes sans que le maître des lieux ait besoin de se manifester ni de sortir de son appartement.
Alexandra Midal, La manufacture du meurtre, Vie et œuvre de H. H. Holmes, premier serial killer américain, Paris, Zones La découverte, 2018, p. 47-49.
[1] Comme avec une certaine Madame H. M. Plunkett qui relate l'histoire d'"une femme négligente de son sous-sol [qui] avait provoqué la mort de son époux. Ce à quoi l'auteur avertit qu'une femme devrait exiger une certaine qualité des conduits et des citernes quand elle achète ou fait construire sa maison", in Gwendolyne Wright, Building the Dream. A Social History of Housing in America, Cambridge, MIT Press, 1983, p. 31.
[2] "Il est possible que l'odeur de l'air passant par un état incandescent lui doive beaucoup de ses imperfections, de nombreux effluves nocifs, incroyablement ténus, capables d'affecter, non seulement les nerfs olfactifs, mais aussi les organes pulmonaires", Andrew J. Downing, Architecture of Country Houses, Londres, Dover, 1969, p. 123.
[3] Wolfgang Schivelbusch, Disenchanted Night. The Industralization of Light in the Nineteenth Century, Berkeley, University of California Press, 1995, p. 28.
[4] Ibid., p. 29.