Pour le badaud (passer-by) qui se promène en famille le long du Strip, l'expérience sensorielle la plus commune équivaut à celle d'une hallucination soudaine mais persistante dans son renouvellement incessant. À chaque pas, enseignes et spectacles digitaux troublent son regard, à tel point qu'il se demande s'il ne rêve pas les yeux ouverts. Mais l'hallucination généralisée ne s'en tient pas au simple effet visuel. Elle se confirme à la fois dans l'incapacité mentale du spectateur de se décider pour ou contre l'apparition qu'il subit et dans le désir non moins intime qu'il ressent aussitôt de vouloir à tout prix se rendre compte par soi-même. Dans sa stupéfaction instantanée, il n'a aucun moyen disponible pour distinguer le réel du fictif, puisque le plus ordinaire est, dans cet univers, le plus improbable. Le fictif ne se substitue pas, en l'imitant, au réel selon une logique de l'artefact, mais se donne pour l'unique référent. La fantasmagorie généralisée de la ville toute entière, qui commence dès les couloirs des terminaux de l'aéroport, encombrés de machines à sous et autres pokers électronique, constitue les conditions psychologiques d'une "suspension volontaire de l'incrédulité", pour reprendre la définition de la fiction par S. T. Coleridge. Il faut se garder de toute ironie de la distance. C'est là que repose le pouvoir primordial de l'hallucination spectaculaire de Las Vegas : nous convaincre qu'il vaut mieux ne pas refuser de croire.

Bruce Bégout, Fiat lux, Zéropolis [2002], Paris, Allia, 2010, p. 75-76.