Descendre du centre-ville au quartier du Clos-des-Parts, puis de la Corderie, c'est encore glisser d'un espace où l'on parle bien français à celui où l'on parle mal, c'est-à-dire dans un français mélangé à du patois dans des proportions variables selon l'âge, le métier, le désir de s'élever. Presque pur chez les vieilles personnes, comme ma grand-mère, le patois se limite à des expressions et à l'intonation de voix chez les filles employées de bureau. Tout le monde s'accorde à trouver laid et vieux le patois, même ceux qui l'emploient beaucoup, et qui se justifient ainsi, "on sait bien ce qu'il faut dire mais ça va plus vite comme ça". Parler bien suppose un effort, chercher un autre mot à la place de celui qui vient spontanément, emprunter une voix plus légère, précautionneusement, comme si l'on manipulait des objets délicats. La plupart des adultes ne considèrent pas comme nécessaire de "parler français", seulement bon pour les jeunes. Mon père dit souvent "j'avions" ou "j'étions", lorsque je le reprends, il prononce "nous avions" avec affection, en détachant les syllabes, ajoutant sur son ton habituel, "si tu veux", signifiant par cette concession le peu d'importance qu'à le beau parler pour lui.
En 52, j'écris en "bon français" mais je dis sans doute "d'où que tu reviens" et "je me débarbouille" pour "je me lave" comme mes parents, puisque nous vivons dans le même usage du monde. Celui que définissent les gestes pour s'asseoir, rire, se saisir des objets, les mots qui prescrivent ce qu'il faut faire de son corps et des choses.
Annie Ernaux, La honte, Paris, Gallimard Folio, 1997, p. 57-58.