Les édifices sont accueillis de deux façons : selon l'usage qu'on en fait et selon la perception qu'on en a. Ou pour mieux dire : tactilement et visuellement. On n'aura rien compris de cette réception si on se la figure sur le mode du recueillement tel qu'il est couramment pratiqué par les voyageurs devant les monuments célèbres. Il n'existe en effet, pour le domaine tactile, aucun équivalent à ce qu'est la contemplation pour le domaine visuel. La réception tactile ne se produit pas tant par la voie de l'attention, que par celle de l'habitude. Dans l'architecture, celle-ci détermine largement jusqu'à la réception visuelle qui, par nature, se réalise bien moins dans une attention tendue que dans une observation faite en passant. Mais ce mode de réception formé au contact de l'architecture comporte, dans certains cas, une valeur canonique. Car les tâches incombant à l'appareil perceptif humain, dans les tournants historiques, ne peuvent nullement être remplies par les seuls moyens de l'optique, c'est-à-dire de la contemplation. On en vient progressivement à bout suivant la direction imposée par la réception tactile, soit par accoutumance.
L'homme distrait peut lui aussi s'habituer. Mieux : le fait de pouvoir accomplir certaines tâches en étant distrait démontre en premier lieu que leur résolution est devenue une habitude. À travers la distraction que l'art nous propose, on observe à quel point notre aperception peut accomplir à notre insu de nouvelles tâches. Au reste, puisque la tentation demeure chez l'individu de se dérober à ces tâches, l'art s'attaquera à la plus difficile et importante de toutes, là où les masses peuvent être mobilisées. C'est ce qu'il fait actuellement dans le cinéma. La réception dans la distraction, observable avec une insistance sans cesse croissante dans tous les domaines de l'art et symptôme des profondes transformations qui affectent l'aperception, trouve dans le cinéma l'instrument idéal pour son exercice. Par l'onde de choc qu'il propage, le cinéma va au-devant de cette forme de réception. Il refoule la valeur cultuelle, non seulement parce qu'il conduit le public à adopter une attitude d'expert, mais aussi parce que cette même attitude ne requiert, dans les salles obscures, nulle attention. Le public est un examinateur, mais un examinateur distrait.
Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique [1936], trad. Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2014, p. 87-89.