Les dadaïstes attachaient beaucoup moins d'importance à la valeur marchande de leurs œuvres qu'à leur incapacité à être utilisées comme objets de méditation contemplative. Le potentiel de dégradation des matériaux a été un des moyens les plus probants auxquels ils ont recouru pour rendre leurs objets impropres à toute exploitation. Leurs poèmes sont des "salades de mots", contenant des tournures obscènes et tous les détritus imaginables de la langue. Il n'en va pas autrement dans leurs peintures, qu'ils garnissaient de boutons et de tickets de transport. Par de tels expédients, ils parvenaient à annihiler sans pitié l'aura de leurs créations auxquelles ils imprimaient, par le moyen de la production, les marques de la reproduction. Il est impossible, devant un tableau d'Arp ou un poème d'August Stramm, de se recueillir et de se prononcer comme devant une toile de Derain ou un poème de Rilke. À la médiation qui, dans la dégénérescence bourgeoise, est devenue l'école du comportement asocial[1], s'oppose la distraction, désormais modalité du comportement social. De fait, les manifestations dadaïstes assuraient un divertissement des plus véhéments en faisant de l'œuvre d'art l'instrument d'un scandale. Il fallait avant tout répondre à une exigence : provoquer ouvertement des esclandres.

Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique [1936], trad. Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2014, p. 82-83.

[1] L'archétype théologique de cette méditation est la conscience d'être seul en présence de son dieu. Durant l'âge d'or de la bourgeoisie, s'est renforcé dans cette conscience le sentiment d'être libre de se soustraire à la tutelle de l'Église. À l'époque de sa décadence, cette même conscience a dû tenir compte de la tendance latente de l'individu à priver la communauté des forces qu'il met en œuvre dans son commerce exclusif avec Dieu.