Au demeurant, on peut déplacer le produit de la reproduction technique de l'œuvre d'art dans des circonstances qui laissent sa nature intacte — mais qui n'affectent pas moins, et dans tous les cas, son hic et nunc. Si cela ne vaut en aucune manière pour la seule œuvre d'art, mais aussi, par exemple, pour un paysage qui défile dans un film sous les yeux du spectateur, on ne porte pas moins atteinte par ce procédé à la raison d'être de l'art comme d'aucun autre objet naturel, à son essence la plus sensible, la plus vulnérable. C'est son autenticité. L'autenticité d'une chose réside dans tout ce qu'elle peut transmettre d'elle depuis son origine, de sa durée matérielle à son pouvoir d'évocation historique. Puisque celui-ci se fonde sur celle-là, si la chose tombe dans la reproduction, là où sa durée matérielle s'est dérobée aux hommes, son pouvoir de témoignage historique s'en trouve tout aussi ébranlé. S'il est vrai que cela n'est que cela, ce qui n'en est pas moins ébranlé, c'est l'autorité même de la chose[1].
Ce qu'il en ressort peut se résumer par le concept d'aura et l'on pourrait dire : ce qui s'étiole de l'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique, c'est son aura. Le processus est symptomatique ; sa portée déborde la sphère de l'art. La technique de reproduction — ainsi la désigne-t-on généralement — détache l'objet reproduit du cadre de la tradition. En multipliant les reproductions, elle remplace l'autorité de sa présence unique par une existence en masse. Et en autorisant la reproduction future à entrer en contact avec le récepteur à l'endroit où il se trouve, elle actualise l'objet reproduit. Ces deux processus conduisent à un bouleversement violent de ce qui est transmis, à un ébranlement de la tradition, revers de la crise et du renouvellement de l'humanité qui se joue en ce moment. Ils vont de paire avec les mouvements de notre époque. Leur agent le plus puissant est le cinéma.

Walter Benjamin, L'œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique [1936], trad. Lionel Duvoy, Paris, Allia, 2014, p. 20-22.

[1] La plus misérable mise en scène provinciale de Faust a l'avantage, par rapport à un film sur Faust, d'être en concurrence idéale avec la toute première représentation de Weimar. Et ce dont on peut se souvenir au pied de la rampe, dans le traitement traditionnel de la pièce, a perdu sa valeur devant l'écran de cinéma — comme par exemple que, sous les traits de Méphisto, se cache l'ami de jeunesse de Goethe, Johann Heinrich Merck, etc.