Car l'essence de l'art a toujours été, partout, son imprévisibilité, sa situation extérieure à notre domaine habituel d'expérience et d'explication. L'art est toujours un dehors pour le dedans de la vie quotidienne. Il n'est jamais ordinaire ; c'est ce que nous voulons dire en le mettant au dehors, à part, en l'appelant art. L'art se différencie partout du reste de la communication humaine, exactement séparé par la dislocation et l'ambiguïté de sa propre transgression des règles du langage. Dislocation et ambiguïté sont ses caractéristiques, les coups portés au système de la culture, ceux qui permettent à l'art — qui l'y contraignent — de parler et d'être entendu différemment. Pourtant le demi-tour auquel obligent les qualificatifs donnés à l'art renforce l'assujettissement de l'art à des projets spécifiques de non-art. C'est un rétrécissement et un durcissement de l'innocence décisive de l'art. C'est une négation de l'étrange centralité de l'art, de sa situation à part, de sa complétude intrinsèque. C'est la manière dont nous limitons intentionnellement la fonction de l'art d'être "au dehors", dont nous le forçons à travailler pour nous aux dépens de sa plus unique fonction d'art. Car l'emploi du qualificatif affaiblit ce qui est le plus important dans l'art : sa capacité choquante à subvertir les limites totalement conceptuelles dont nous bornons le monde.
L'indéfinissable altérité de l'art — sa complétude et son "être-là" — a toujours été son trait distinctif et son arme, la preuve paradoxale de sa discontinuité radicale et de son rôle, fondamentalement conservateur, de soupape de sécurité culturelle. Cette ambiguïté fonctionnelle est, en soi, l'importance culturelle fondamentale de l'art. L'ambiguïté fonctionnelle est la force qui soutient et propulse toute signification spécifique que l'art pourrait transmettre. Ce vaste pouvoir de se rendre double demeure le message le plus signifiant de l'art. L'art est la véritable constatation (et non, comme on le dit souvent, la négation) du chaos qui nous entoure et dont nous sommes conscients. L'art est ce qui nous lie à un monde au delà de nous-mêmes. C'est la différence entre l'art et ce que nous appelons l'artisanat ou le design. L'art est la manière de dégonfler notre suffisance ; l'artisanat est simplement notre manière de la rehausser. L'artisanat est notre orgueil justifié de savoir-faire humaine ; l'art est l'orgueil également humain d'une volonté sans borne. L'art est pour la culture la constatation maladroite d'un dehors toujours présent en elle, d'un dehors déjà trouvé à l'intérieur. C'est la manière dont nous plantons la confusion menaçante, envahissante, dans notre vie immédiate.

Richard Nonas, Get Out, Stay Away, Come Back, À propos de la sculpture et de la sculpture en œuvre, trad. Mathilde Bellaigue, Dijon, Les Presses du Réel ; Chalon-sur-Saône, La vie des formes, 1995, p. 134-135.