Sur le fondement de cette analyse, Tronto peut expliquer enfin les principes de la marginalisation du care et de son confinement (cantonnement, relégation). Elle est née d'une fragmentation du care suivant ses différents moments moraux, distingués selon des lignes sociales de force : "[…] le souci des autres (caring about) et la prise en charge (taking care of) sont les obligations des puissants ; il est laissé aux moins puissants de prendre soin des autres (care-giving) et de recevoir le soin (care-receiving) [1]".
En effet, les premier et second moments moraux sont associés plutôt (même si non exclusivement) à un rôle public, typiquement celui du "chef de famille" assurant la subsistance de son monde par son travail, et qui de ce fait même ne doit aucun travail de second ordre (care-giving). Le paternalisme se nourrit de ce moment : il faut prendre soin des Noirs comme d'enfants, disait-on, rappelle Tronto. Genre, classe et "race" (au sens américain) donnent une coloration particulière à ce moment dans nos sociétés. Par contraste, "les femmes et les personnes de couleur ont très peu de choses à "prendre en charge" [take care of], elles se soucient [care about] de préoccupations privées ou locales [2]".
On peut dès lors répondre à la question suivante : comment se fait-il que la catégorie de care ne soit pas, demande Tronto, une catégorie centrale de l'analyse sociale, ou encore de la philosophie politique ? Parce qu'il y a au niveau idéologique et dans la pratique du care une fragmentation du concept, assurant la perpétuation du mythe du self-made man, et faisant passer derrière les rideaux toutes les activités dont il bénéficie.
Layla Raïd, Care et politique chez Joan Tronto in Qu'est ce que le care ?, Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Pascale Molinier, Sandra Laugier, Patricia Paperman (dir.), Paris, Petite bibliothèque Payot, 2009, p. 77-78.
[1] Joan Tronto, Moral Boundaries. A Political Argument for an Ethic Care, New York, Routledge, 1993 ; trad. fr. Un monde vulnérable. Pour une éthique du care, Paris, La Découverte, 2009, p. 158.
[2] Ibid., p. 159.