Les bouteilles dissimulées nous appartiennent donc en un sens plus radical que les bouteilles exposées, précisément parce qu'elles sont privées et qu'on ne les montre pas publiquement. Elles sont passées du domaine public au domaine privé, du débit de vin à la cave ; contrairement aux bouteilles exposées, elles n'ont pas été restituées à l'espace politique. Elles font donc partie du territoire que nous nous approprions en le soustrayant au domaine public, c'est-à-dire de celui dont nous avons pris connaissance sur ce mode. Et ainsi demeurent-elles toujours disponibles, cachées dans notre mémoire et dans nos caves. Elles font partie de notre éducation — et plus nos buffets et nos caves sont richement pourvues en bouteilles, en bouteilles vides, plus nous sommes instruits, cultivés. Ce que nous exposons devant les autres et qui nous permet de parader, nous sommes allés le chercher dans nos buffets et dans nos caves ; et ce faisant, nous avons amoindri notre "culture".
Quant aux bouteilles vides conservées pour servir à des fins qui n'étaient pas dans les intentions de leurs fabricants, par exemple comme chandeliers, pots de fleurs ou cendriers, elles témoignent d'une faculté qui mérite d'être appelée tout simplement la faculté humaine. C'est la faculté de prendre du recul par rapport au choses et de les voir à partir des points de vue non préconçus. Les bouteilles arrivent dans la maison pourvues non seulement d'une inscription visible nommant leur contenu, mais aussi d'une inscription invisible indiquant sur le mode impératif comment on doit les considérer et les manipuler. Toutes les choses de notre environnement comportent de semblables impératifs, et c'est d'abord en ce sens qu'elles nous conditionnent. Mais au prix d'un effort bien déterminé, que l'on pourrait peut-être qualifier de "phénoménologique", nous sommes en mesure de faire abstraction de cet impératif invisible, et la bouteille nous apparaît alors comme ce qu'elle est, et non comme ce qu'elle doit être. En libérant ainsi une bouteille de sa valeur, nous pouvons l'évaluer autrement, par exemple comme un chandelier. Grâce à une telle transvaluation des valeurs qui nous sont imposées par l'appareil culturel, nous pouvons nous libérer partiellement de l'emprise de notre condition, et les bouteilles transvaluées témoignent de notre liberté. De fait, les bouteilles ainsi transvaluées parlent d'une manière bien plus éloquente de nos traits caractéristiques que les bouteilles exposées. Car celles qui sont exposées témoignent de ce que nous avons enduré et supporté, du fait qu'il nous est advenu, par exemple, de boire du champagne, tandis que celles qui sont transvaluées témoignent de ce que nous avons accompli et de ce que nous avons fait advenir, par exemple des chandeliers. C'est pourquoi les bouteilles exposées, au milieu desquelles nous voulons être reconnus, ne témoignent pas à proprement parler de notre histoire, mais de l'histoire des autres, des producteurs de champagne. En les exposant, nous voulons être reconnus non pas comme les agents de l'histoire mais comme ses patients. Ce sont des monuments commémorant notre passivité, notre être-mû. Alors que les bouteilles transvaluées sont des monuments commémorant nos actions historiques, notre passé au vrai sens du terme.
Vilém Flusser, Choses et non-choses, esquisses phénoménologiques [1993], trad. Jean Mouchard, Rodez, éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 18-19.