SR : C'est donc de la morale, il faut gagner son pain à la sueur de son front. Ne peut-on pas imaginer une équivalence ouvrier-artiste ?
MB : Non, je ne crois pas que nous pouvons l'entendre sur ce plan-là. Le rapport est peut-être celui-ci. L'artiste comme l'ouvrier est simplement producteur, mais de toute façon, même s'il est dans la dèche, l'artiste sait très bien ce qu'il vise et quand il devient producteur reconnu, il s'agit d'un ouvrier de grand luxe. Un artiste vit d'une manière autrement large qu'un ouvrier de n'importe quel pays, non ?
SR : L'alcoolisme et la paresse, n'est-ce pas une affaire privée ?
MB : Ce comportement n'est pas privé parce que tout ce que fait l'artiste est chuchoté dans les coins. Il est de toute façon quelqu'un dont le rôle est de prêter à la fabrication d'un mythe. Avec la paresse, l'alcoolisme ou avec le jeûne, l'eau minérale, il s'agit d'une inadaptation au départ. L'adaptation se faisant en générale par l'argent.
À propos de cette adaptation, il y a une sorte d'alcoolisme moderne, la drogue, c'est exactement la même chose. On utilise maintenant d'autres machins qui conduisent l'artiste encore à des accidents plus pénibles que l'alcoolisme de naguère. Etre inadapté socialement signifie qu'on est dans un état second et à côté de la question du réel. C'est une contradiction parce que tout homme tend vers la norme et pour y arriver, parfois, il est bien obligé de laisser derrière lui, là, quelques poèmes, là, quelques œuvres d'art.
"C'est l'Angélus qui sonne" Entretien de Stéphane Rona avec Marcel Broodthaers in : + - 0 (Genval-Bruxelles 1976), in Marcel Broodthaers par lui-même, Gand/Paris, Ludion/Flammarion, 1998, p. 129.