Le sens de la rupture, auquel on a coutume d'apparenter la notion d'avant-garde, se concentre alors dans l'événement, par opposition au non-événement, c'est-à-dire aux occurrences d'un temps qui n'inscrit en lui aucune différence susceptible de s'ouvrir sur un autre temps que celui d'un futur qui perpétue le présent et en marque seulement la réactualisation[1]. Les avant-gardes ne se sont donc pas seulement constituées d'un désir de rompre avec le passé ; elles se sont désolidarisées d'une fonction sociale et économique de l'art qui caractérisait le monde bourgeois et qui l'en rendait captif : elles se sont en même temps insurgées contre la condition de l'art qui en était solidaire, c'est-à-dire son autonomie.
La condition autonome de l'art est le produit d'une histoire qui recoupe celle des divisions propres aux sociétés modernes[2]. Elle fut une source d'émancipation, et on lui doit l'avènement d'un art affranchi des contraintes sociales, religieuses et politiques auxquelles les artistes ont été longtemps subordonnés, dans des contextes variables qui lui assignaient ses finalités. Sans entrer dans des considérations historiques pourtant loin d'être indifférentes, le XIXe siècle peut être tenu pour le moment de cette émancipation, de la distance qui s'y exprime à l'égard de la société bourgeoise, c'est-à-dire de l'industrie et du commerce, et d'une tendance qui s'est tout particulièrement illustrée dans le modernisme : celle qui aura consisté à faire de l'art et de ce qui relève de la vie ordinaire deux mondes distincts. L'art doit à son émancipation et à son autonomie sa fonction critique ; il lui doit aussi une propension à l'éloignement dont l'influence du romantisme a été un élément majeur qui a été, jusqu'ici, la source majeure de son aura[3].
Les avant-gardes ont épousé ce paradoxe, passablement à leur insu. La bohème a donné naissance à une critique sociale sans précédent, dont l'importance s'est en partie conjuguée à une critique et à des utopies ouvrières également inédites[4]. Parallèlement, l'art et la poésie se sont engagés dans la voie d'un culte des formes ayant pour effet d'en privilégier l'intransitivité, et d'en faire l'expression d'un refus du monde de la communication et de l'échange ordinaires[5]. Le souci de la pureté et des formes qui s'est exprimé dans le modernisme en est une manifestation[6], tout comme, d'ailleurs l'hostilité à l'égard de la société bourgeoise et du kitsch[7].

Jean-Pierre Cometti, La nouvelle aura, Économies de l'art et de la culture, Paris, Questions théoriques, collection Saggio Casino, 2016, p. 89-90.

[1] Ce point s'articule à la supposition d'une "fin de l'histoire". Celle-ci peut aussi bien potentialiser le présent que lui donner sa forme. Dans les deux cas, la "fin" ne marque évidemment pas la fin du temps (son arrêt), mais sa clôture.
[2] Cette évolution peut être diversement décrite ; elle se caractérise en tout cas par des divisions donnant naissance à des sphères distinctes pouvant être décrites comme des "voix de la raison" (Habermas) ou comme des champs d'activité possédant leur propre finalité et leur propre légitimité. La fameuse "rationalisation" propre aux sociétés modernes (Max Weber) en constitue un aspect majeur.
[3] La fonction critique de l'art paraît intrinsèquement liée à son autonomie. Cette autonomie repose toutefois, à travers le romantisme et les oppositions que celui-ci a forgées, sur la supposition de deux mondes qui ne communiquent pas, si bien que la fonction critique est destinée à se traduire dans le refus radical et global du monde dont l'art s'est rendu étranger. La conscience esthétique rejoint, de ce point de vue, les formes de la conscience malheureuse. Autrement dit, sauf à s'enfermer dans cette dialectique, seul un art qui a un pied dans le réel et dans la société peut réellement exercer une fonction critique, c'est-à-dire une mise en lumière des entraves ou des mystifications qui s'y jouent.
[4] Le rôle de la bohème pour les avant-gardes a été mis en évidence par plusieurs auteurs, comme Marc Partouche, dans La Lignée oubliée, Al Dante, 2008.
[5] L'idée typiquement romantique de deux langages en est la source et l'illustration.
[6] Voir Jean-Pierre Cometti, L'Art sans qualités, disponible notamment sur http://xxx.cheminderonde.net/documents/1.pdf.
[7] Voir Clement Greenberg, "Kitsch et avant garde" (Art et Culture, trad. fr. J.-P. Criqui, Macula, 1990), texte symptomatique de ce que les avant-gardes refusent, et en même temps de ce qui les guette, même si cela entre sous la dénomination de "kitsch" (difficilement acceptable pour ce qu'elle présuppose).