Je voudrais terminer en soulignant un point qui est peut-être d'ores et déjà clair : l'expérience en question persiste dans le temps, et cette composante de l'interminable, qui est au cœur de l'art et de la théorie littéralistes, est essentiellement une donnée du caractère interminable et infini de la durée. Là encore, le récit par Smith de son trajet nocturne le dit bien, ainsi que sa remarque à propos de la cruche (et par extension, du cube) : "Elle ne se livre qu'avec le temps, une seconde n'y suffit pas." Morris est, lui aussi, très explicite (mais l'affaire serait entendue sans cela) : "L'expérience d'une œuvre se situe nécessairement dans le temps." J'avancerai que le souci du temps — ou plus précisément de la durée de l'expérience —, chez les littéralistes, est exemplairement théâtral, comme si ce à quoi le théâtre confronte le spectateur, ce par quoi il l'isole, était le caractère infini non pas simplement de l'objectité, mais aussi du temps ; ou comme si ce à quoi en appelle le théâtre, au fond, était le sentiment de la temporalité, du temps passé et à venir, du temps tel qu'il advient et recule simultanément dans une perspective infinie[1]… Ce souci du temps marque une profonde différence entre les œuvres littéralistes et la peinture ou la sculpture modernistes. Tout se passe comme si notre expérience des œuvres modernistes n'avait aucune durée, non pas parce qu'un tableau de Noland ou d'Olitski ou une sculpture de David Smith ou de Caro s'offrent à une saisie immédiate, mais parce qu'à chaque instant l'œuvre elle-même est pleinement manifeste. (C'est là quelque chose qui s'applique à la sculpture indépendamment du fait qu'une sculpture, du fait de sa tridimentionnalité, peut être regardée depuis une variété infinie de points de vue. Face à une sculpture de Caro, l'expérience du spectateur n'est pas incomplète, sa conviction quant à sa qualité n'est pas suspendue sous prétexte qu'il est debout. Qui plus est, lorsqu'on se trouve en présence d'une œuvre de très grande qualité, la perception qu'on en a est pour ainsi dire éclipsée par l'œuvre elle-même — et il n'y a alors aucun sens à la dire "partiellement présente".) C'est cette présenteté continue et entière, qui relève, pour ainsi dire, d'une autocréation perpétuelle, que nous appréhendons comme une espèce d'instantanéité : si seulement nous pouvions être infiniment clairvoyants, un seul instant, infiniment bref, suffirait à nous permettre de tout voir, d'appréhender l'œuvre dans toute sa profondeur et sa plénitude, d'en être à jamais convaincus. (Notons ici que si le concept d'intérêt implique la temporalité, c'est, à la différence du concept de conviction, sous la forme d'une attention continûment tendue vers l'objet.)
Michael Fried, Chapitre 6 Art et Objectité, in Contre la théâtralité, Du minimalisme à la photographie contemporaine, 1998-2006, trad. Fabienne Durand-Bogaert, Paris, nrf essais Gallimard, 2007, p. 138-139.
[1] Le lien entre la récession de l'espace et ce genre d'expérience de la temporalité — presque comme si la récession était une métaphore de la temporalité — est sensible dans de nombreuses œuvres surréalistes (par exemple, chez De Chirico, Dalí, Tanguy, Magritte). Qui plus est, la temporalité — telle qu'elle se manifeste, par exemple, sous la forme de l'attente, de la crainte, du pressentiment, de la mémoire, de la nostalgie ou de la stase — continue souvent un thème pictural exploré dans cette peinture. Il existe, en fait, une affinité profonde entre la sensibilité littéraliste et la sensibilité surréaliste (du moins telle qu'elle transparaît à travers les œuvres des artistes mentionnés ci-dessus). Toutes deux font usage d'une imagerie qui à la fois fait appel au tout et demeure, en un sens, fragmentaire, incomplète ; toutes deux s'adonnent à une anthropomorphisation similaire d'objets individuels ou d'ensembles d'objets ; toutes deux sont capables de produire des effets de "présence" extra-ordinaires ; et toutes deux tendent à placer objets et personnes dans des "situations" et à les isoler — l'espace clos de la pièce et le paysage artificiel abandonné sont deux lieux aussi importants pour le surréalisme que pour le littéralisme. (Tony Smith, on s'en souvient, décrivait la piste d'atterrissage, entre autres, comme un "paysage surréaliste".) Disons, pour résumer, que le point commun entre la sensibilité surréaliste, telle qu'elle se manifeste dans l'œuvre de certains artistes, et la sensibilité littéraliste est qu'elles sont toutes deux théâtrales. Mais qu'on ne me fasse pas dire que, parce qu'elles sont théâtrales, toutes les œuvres surréalistes qui présentent les caractéristiques décrites ci-dessus n'ont pas de valeur artistique : les sculptures surréalistes de Giacometti, par exemple, sont un très bon exemple du contraire. En revanche, il n'est peut-être pas indifférent que le terrain militaire de Nuremberg soit l'exemple suprême, pour Smith, d'un paysage surréaliste.