On observera, en passant, que les qualités esthétiques présumées de l'objet et son défaut de fonctionnalité deviennent du même coup le seul réquisit recommandable, comme pour réaffirmer l'une des dimensions les plus constantes autour de laquelle l'autonomie artistique s'est constituée, depuis le XVIIIe siècle. Il est significatif que dans l'art post-duchampien — expression quasi oxymorique —, cette dimension continue de jouer un rôle plus important qu'on ne croit comme facteur discriminant et, bien entendu, contradictoire, puisque n'importe quel objet peut légitimement s'en prévaloir. L'indifférence duchampienne y trouve en tout cas un éclairage : elle signifie très exactement que l'art est dépourvu de propriétés essentielles et intrinsèques, la conséquence étant que dans ce cas, s'il doit y avoir et peut en avoir partout.
Cette "expérience", qu'on pourrait dire cruciale, a une autre conséquence qui permet de mieux voir en quoi l'histoire s'y trouve également mise en congé : les conditions qui seules peuvent assurer à l'art une permanence autre que contingente dans le temps y sont sévèrement contrebalancées par des conditions aléatoires, qui ne permettent plus de relier de manière interne ce qui appartient à l'art, à un moment donné, à ce qui s'y trouve logé à d'autres moments. La célèbre déclaration de Duchamp selon laquelle "c'est le regardeur qui fait le tableau" prend le sens d'une constatation qui ne permet plus d'isoler les œuvres, ontologiquement et esthétiquement, des conditions dont dépendent les attributions qui leur assurent leur statut — conditions non seulement contingentes, mais capricieuses et extrinsèques, faisant en quelque sorte ressurgir le contexte social qu'elles excluaient. De même qu'il n'y a d'art (séparé) que dans des conditions sociales qui produisent cette séparation, il n'y a d'activité "désintéressée" ou dépourvue de fonction définie que dans un monde constitué d'activités finalisées, c'est-à-dire organisées selon des moyens et des fins. Non seulement le temps de l'art n'est pas celui d'une "histoire" qui en préserverait la permanence (les qualités présumées intrinsàques qui en apporteraient la garantie lui font défaut, tout comme les facultés qui nous porteraient la garantie lui font défaut, tout comme les facultés qui nous porteraient uniformément et nécessairement à y reconnaître les mêmes vertus), mais il n'est pas non plus celui d'une continuité ni d'une nécessité telles qu'il puisse s'inscrire dans une histoire propre qui se projetterait depuis la nuit des temps dans un futur déjà hypothéqué.
À considérer les choses ainsi, on pourrait dire que ce divorce a autant sa source dans la naufrage de l'histoire qui s'y trouve impliqué que dans l'émergence inattendue de pratiques qui compromettent définitivement la séparation sur la base de laquelle l'art, conçu dans son autonomie, s'était constitué. Une hypothèse consisterait à penser que cela ne compromet en rien le rapport au temps et à l'histoire dont l'art est demeuré indissociable jusqu'à ce qu'il subisse de tels assauts. Après tout, il y a bien des gens qui, tout à fait sérieusement, pensent que l'art issu des avant-gardes et de leurs provocations n'est plus de l'art, tout comme la musique contemporaine n'est plus de la musique. Non seulement ce serait ignorer que l'art autonome — avec lequel continue de se confondre notre concept de l'art — ne représente qu'un tout petit segment temporel, dans un contexte culturel lui-même limité, par rapport aux époques qui n'avaient rien à y voir — mais qui n'en ont pas moins développé toutes sortes d'activité de production d'objets promis à différentes vocations —, mais ce serait aussi se dissimuler toute l'importance des pratiques qui seraient alors exclues — et par voie de conséquence un autre rapport au temps, que j'ai jusqu'ici laissé de côté, bien qu'il y soit étroitement impliqué.

Jean-Pierre Cometti, La nouvelle aura, Économies de l'art et de la culture, Paris, Questions théoriques, collection Saggio Casino, 2016, p. 78-79.