Les rues éclairées des grandes villes, en particulier des grandes villes tropicales, ont au moins deux visages : le visage du soir, où l'aspect artificiel de l'éclairage recouvre la misère de la ville comme un voile de lumière, et le visage du petit matin, où la froideur objective de l'éclairage révèle le caractère minable de la ville à la manière d'un diagnostic scientifique. Comment le lampadaire peut-il remplir deux fonctions aussi contradictoires : celle de l'embellissement théâtral d'une part, et celle du dévoilement impitoyable d'autre part ?
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Le lampadaire vespéral est festif parce qu'il fête la victoire de l'esprit sur la nuit, le lampadaire matinal est sobre parce qu'il rappelle que l'esprit est vaincu par un corps qui a veillé toute la nuit.

Vilém Flusser, Choses et non-choses, esquisses phénoménologiques [1993], trad. Jean Mouchard, Rodez, éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 38.