Mais quant à l'interviewer, qui s'intéresse avant tout non à l'acte de boire, mais à la bouteille, il ne peut s'estimer satisfait du résultat obtenu. Il devra bien plutôt se demander ce qu'il advient de la bouteille après qu'on l'a bue. La réponse du buveur à cette question est claire : on la jette à la poubelle. Voilà une réponse qui va de soi ; en effet, étant donné que le buveur n'accordait guère d'attention à la bouteille auparavant, au moment où il la buvait, comment pourrait-il ne pas l'écarter avec mépris après l'avoir bue ? Mais pour l'interviewer, la bouteille ne devient réellement intéressante qu'à partir du moment où elle est vide. Car c'est seulement alors qu'elle révèle ce qu'elle est, c'est-à-dire une bouteille et non un récipient à champagne. Une recherche sur le destin de la bouteille de champagne vide parviendra probablement au résultat suivant : ou bien elle est "conservée" ("aufgehoben"), en tant que monument commémoratif de ce que fut l'acte de boire dans le passé, ou bien elle est brisée en morceaux pour être restituée, d'une manière il est vrai problématique, au cycle de tout ce qui est naturel. En d'autres termes, ou bien elle est acceptée en tant qu'appartenant au passé et est vénérée comme telle — et elle devient alors de l'histoire consciente —, ou bien elle est refoulée en tant qu'appartenant au passé et est méprisée comme telle — et on entreprend alors de l'éliminer de l'histoire et de la repousser dans la nature.
Vilém Flusser, Choses et non-choses, esquisses phénoménologiques [1993], trad. Jean Mouchard, Rodez, éditions Jacqueline Chambon, 1996, p. 15-16.