Ma mère passait parfois la tête à l'intérieur pour s'informer de l'état de mon inspiration. L'idée que ces heures de labeur auraient pu être consacrées plus utilement à l'élaboration des chefs-d'œuvre en question ne nous était jamais venue à l'esprit.
— Alors ?
Je prenais la feuille de papier et lui révélais le résultat de mon travail littéraire de la journée. Je n'étais jamais satisfait de mes efforts. Aucun nom, aussi beau et retentissant fût-il, ne me paraissait à la hauteur de ce que j'aurais voulu accomplir pour elle.
— Alexandre Natal. Armand de La Torre. Terral. Vasco de La Fernaye…
Cela continuait ainsi pendant des pages et des pages. Après chaque chapelet de noms, nous nous regardions, et nous hochions tous les deux la tête. Ce n'était pas ça — ce n'était pas ça du tout. Au fond, nous savions fort bien, l'un et l'autre, les noms qu'il nous fallait — malheureusement, ils étaient déjà tous pris. "Goethe" était déjà occupé, "Shakespeare" aussi, et "Victor Hugo" aussi. C'était pourtant ce que j'aurais voulu être pour elle, c'était cela que j'aurais voulu lui offrir. Parfois, lorsque je levais les yeux vers elle, assis derrière la table, dans mes culottes courtes, il me semblait que le monde n'était pas assez grand pour contenir mon amour.

Romain Gary, La promesse de l'aube [1960], Paris, Folio Gallimard, 1980, p. 34-35.