Un jour j'ai découvert une pierre ronde taillée, signée par des entailles droites, un triangle barré. Elle avait été placée au-dessus de la poubelle par des ouvriers portugais qui étaient venus réparer un mur de la cave. Ils l'avaient mise là volontairement pour le cas où ça intéresserait quelqu'un, je l'ai su par la suite. J'ai porté cette pierre sur la table de ma cuisine. Je suis redescendue ensuite parce qu'il me semblait avoir vu une autre pierre. Effectivement une autre pierre ronde était là, plus précisément taillée que la première, celle-là, trouée au milieu par une main, c'était visible, et ouverte sur le côté par une main de même. La taille de l'ouverture était doublée par une glissière à rainures dans laquelle devait aller un fermoir sans doute en bois dont il ne restait rien. La première pierre était dans sa forme originelle sauf le petit espace poli pour la signature. La deuxième pierre n'avait plus rien de son contour premier. Le tour de la deuxième pierre se plaçait parfaitement sur la première pierre. Les deux pierres enclenchées l'une dans l'autre tournaient sur elle-mêmes. Je les ai regardées toute la nuit. Elles venaient des caves de l'abbaye de Saint-Laurent qui descendait jusqu'aux berges de la Seine. Un jour je les ai montrées à Michel Leiris, il n'a pas su lui non plus à quoi cela avait pu servir. D'après-lui, c'était fait pour écraser des graines ou des fruits pour en extraire de l'huile qui serait sortie par l'ouverture latérale mais ce n'était pas sûr. Je m'étais souvenues de la peste et je les avais lavées des fois que.
Marguerite Duras, La maison, La vie matérielle [1987], Paris, Folio Gallimard, 1994, p. 150-151